lundi 15 février 2010

Louis-Ferdinand Céline et Paul Léautaud


Paul Léautaud est né en 1872, c’est-à-dire 22 ans avant Louis-Ferdinand Céline. Abandonné par sa mère peu après sa naissance, son père préfère s’occuper de ses petites amies plutôt que de son fils, qui grandit entièrement laissé à lui-même. Cette enfance malheureuse l’a profondément marqué, son premier livre, «Le petit ami» raconte les retrouvailles de la mère et du fils où le souffle de l’inceste reste en suspens.


À 30 ans, Léautaud est trop exigeant pour une mère qu’il n’a jamais vraiment connue et qui a refait sa vie en Suisse; les relations se terminent par un nouvel abandon, après une correspondance «Lettres à ma mère» qui s’échelonne sur quelques années et montre toute la sensibilité d’un homme à l’enfance bafouée, ne désirant que retrouver une mère idéale. D’ailleurs, il n’a jamais décacheté la dernière lettre reçue d’elle, ne voulant pas être davantage meurtri par son contenu. Quant à son père, sa mort est froidement et minutieusement décrite par Léautaud dans «In Memoriam».


Devenu Secrétaire général au «Mercure de France», il est également critique de théâtre de la revue entre 1907 et 1920, sous le pseudonyme de Maurice Boissard. Acerbe et impitoyable, les articles de Léautaud ne fignolent jamais dans la dentelle, il démontre une liberté d’esprit et d’indépendance peu commune. Le critique préfère écrire sur les animaux maltraités, plutôt que s’attarder à une pièce ennuyeuse dont le sort est réglé en quelques phrases destructrices. Après bien des tractations et des pressions, Alfred Valette, lui retire sa chronique.


De nos jours, Léautaud est surtout connu pour son «Journal littéraire», des milliers de pages qui s’échelonnent sur plus de 60 ans de vie et d’histoire (1893-1956); journal en 19 volumes dont la publication ne débuta qu’à l’année de sa mort, en 1956. Par son travail au «Mercure de France», Léautaud a connu et côtoyé, tous les écrivains du début du siècle, France, Gide, Valéry, Gourmont, Rachilde et beaucoup d’autres. Il est au fait de l’actualité littéraire et les pages de son journal constituent une somme d’informations irremplaçables sur toute la première moitié du XXe siècle.


Après avoir vécu à Paris, Léautaud s’installe à Fontenay-aux-Roses, pour un loyer selon ses maigres moyens et avec de beaucoup d'espace pour ses animaux. L’homme existe hors du monde et du temps; solitaire et misanthrope, il ne n’aime que ses bêtes et sa solitude, n’écrit qu’à la plume d’oie en s’éclairant à la chandelle, ne possède pas de poste de radio, déteste la modernité avec ce qu’elle apporte de pire… le bruit! Il s’habille en clochard et le téléphone entre dans sa maison que dans les dernières années de sa vie à la demande de Marie Dormoy, celle à qui nous devons la préservation du journal, écrit sur des pages volantes qu’il laisse trainer dans un coin de sa chambre et qui s’empile à la merci d’une catastrophe.


C’est Paul Léautaud, le premier, qui recommande la publication du premier poème d’Apollinaire dans la revue du Mercure. Il publie également une anthologie de poésie avec Van Bever : «Poètes d’aujourd’hui», en trois volumes. Il dit préférer être salarié afin de garder sa liberté d’esprit et que l’écriture ne devienne pas alimentaire; selon lui, un écrivain qui accepte un prix littéraire se prostitue, annihile sa liberté de penser et son indépendance, ce qui, aujourd’hui, peut faire sourire en sachant la quantité impressionnante de prix littéraire pour autant de navets publiés. Pourtant, il aurait pu mériter le Goncourt avec le «Petit ami»… Comme Céline.


Léautaud est également connu pour ses entretiens radiophoniques qu’il donne, en 1951, à Robert Mallet; série d’émissions qui s’échelonne sur plusieurs semaines et connait une très grande popularité. Passionnantes et touchantes, ces entrevues montrent un Léautaud à près de 80 ans, toujours alerte, avec une voix un peu criarde et expressive qui passe de l’amusement au sarcasme, de la colère à l’indignation et, parfois, à la tendresse où on le sent très ému. Doté d’un esprit critique exceptionnel et d’une culture hors du commun, l’écouter ainsi, à près de 60 ans de distance est fascinant, une sensation d'étrangeté et de légèreté... nous pouvons compter les coups de cannes que Léautaud donne sur le sol et qui résonnent dans tout le studio, lorsque Mallet le contredit et le pousse dans ses retranchements.


C’est en retournant ainsi dans le temps que l’on se rend compte du recul de la liberté d’expression, imposé par le politiquement correcte, qui écrase toute forme d’imagination et de libre-pensée pour celui qui ose affronter les normes de l’uniformisation du discours. Les propos que Léautaud tient sur les femmes, la morale ou l’art soulèveraient aujourd’hui des tollés, protestations, poursuites judiciaires, demandes de rétractations et excuses publiques… De toute manière, trop sincère, trop tendre, Léautaud ne passerait pas la rampe… De nos jours, un tel personnage n’est plus possible, il faut être propre, bien mis de sa personne et dire comme à la télé pour y passer soi-même. Triste époque.


De retour en France en 1951, Céline rata de peu la prestation de Léautaud à la radio, il aurait certainement apprécié le personnage en se reconnaissant quelque peu dans sa verve et sa vivacité. Il aurait reconnu cette France qui lui a tellement manqué pendant toutes ces années.


Cependant, Paul Léautaud n’aime pas beaucoup le style de Céline, mais quel écrivain trouve grâce à ses yeux? Stendhal, Chamfort… pas beaucoup plus; Gide à ses débuts, James, Schwob. Plus il vieillit et moins ils s’en trouvent à pouvoir se vanter de retenir ses faveurs, même les moins ampoulés… Toute sa vie, il dénonce les «faiseurs de phrases»; le style se doit d’être dépouillé, réduit, simple et sans artifices. Dans son journal, il raconte avoir offert à ronger deux belles éditions de Paul Fort à un de ses chiens, qui aiment la belle littérature. Léautaud est ainsi, sans appel.


En tant que secrétaire du «Mercure», Paul Léautaud, lit peu les nouvelles parutions qu’il reçoit en service de presse et se contente de les feuilleter distraitement pour s’en désintéresser aussitôt; il les vend chez les bouquinistes afin de nourrir ses bêtes. En 1932, Céline n’échappe pas à la règle, mais le scandale du prix Goncourt suscite beaucoup de discussion au «Mercure» et les avis sont partagés, comme partout ailleurs.


Léautaud écrit dans son journal :


jeudi 8 décembre 1932 - J’ai reçu son livre à sa publication, avec un envoi, ce qui me donne à peser qu’il (Céline) me connait comme écrivain. Il est encore dans mon casier, dans mon bureau. Pas lu, naturellement. Je l’ai regardé un peu, ce soir, sur ce que m’en disait Auriant, qui en parle comme d’un livre remarquable (…) Le peu que j’ai lu, je ne crois pas que ça me plairait beaucoup. Je n’ai pas beaucoup de goût pour la littérature de mœurs populaire. Journal littéraire P.1 138 t.2, Mercure de France1986


Par contre, en rapportant les commentaires des uns des autres sur la nature même des prix littéraires, il sait fort bien que la qualité ou l’originalité de l’œuvre compte bien peu dans l’attribution des prix; le tout se limite aux jeux d’influences des éditeurs et d’argent sur les membres du jury, l’incorruptibilité des uns et l’hypocrisie des autres.


À la parution de «Mort à crédit» Léautaud rafferme son jugement sur le style célinien à un dîner où est présent Gaston Gallimard :


Jeudi 13 juin, 1936 – Arrivent ensuite Gaston Gallimard et sa femme. On se met à table. Conversation, moi muet tout d’abord, sur le dernier roman de Céline : Mort à crédit. Unanimité à le célébrer. Grand déplaisir pour ma part à entendre parler d’un livre et le célébrer sous le jour d’une chose réussie, bien combinée, produisant bien ses effets, comme un tour de force difficile et réussi, la difficulté à vaincre etc. etc. Je n’ai jamais pu voir la littérature sous cet aspect On me demande mon avis. Je dis que lorsque j’ai reçu le premier Céline :«Voyage au bout de la nuit», je l’ai feuilleté et quand j’ai vu ce vocabulaire je l’ai laissé là, que je n’ai lu du nouveau que des extraits dans des articles de critiques et que cela me suffit. Je n’ai aucun goût pour ce style volontairement fabriqué, que les inventions ne m’intéressent pas comme sujet ni comme forme. J’ajoute que dans moins de cinq ans, on ne pourra plus lire un livre de ce genre. Journal littéraire P.1 668 t.2 Mercure de France1986


On ne s’étonnera pas de la réaction de Léautaud devant le style célinien; pour lui l’écriture doit refléter la simplicité du quotidien, il ne transpose pas en féérie, comme Céline. Léautaud aime à s’attarder à l’ordinaire, la banalité de l’existence, la flânerie, la paresse, la contemplation; avec lui, même l’amour se limite à une question physique. La solitude, les animaux, là, se concentrent ses points d’intérêts, le naturel et la simplicité, aussitôt qu’un style particulier ressort de l’écriture, il pousse les hauts cris et réfute. Littérairement, tout semble les séparer. Céline écrit en transe avec le désir de briser le langage et le remplace par l’émotion, Léautaud y voit seulement l’expression de son propre plaisir; question de style, ils sont aux antipodes.


Par contre, la vision des deux écrivains envers les hommes ne peut que les rapprocher. En examinant leurs parcours en parallèle, on remarque tout de même quelques similitudes, des points de convergences et aussi une certaine complicité non avouée. Tout d’abord, les deux sont des pacifistes acharnés et considèrent la guerre, comme une absurdité totale. En 1914, Léautaud a 42 ans et ne s’y laisse pas prendre, il connaît la capacité de l’État à organiser sa propagande en fonction de ses besoins en chair à canon. Il reste l’un des rares écrivains à dénoncer la folie qui gagne les cœurs et les esprits des plus sages… «Tous à Berlin!».


Son journal à l’époque de la «Grande Guerre» regorge d’arguments percutants contre la fièvre belliqueuse qui monte de partout, entretenue par les élites; le Céline des années 30-39, n’aurait nullement renié. À propos d’une affirmation de Rémy de Gourmont, dans une lettre à Alfred Valette, lors de la mobilisation générale: «c’est tout de même beau la solidarité», Léautaud s’insurge et écrit:


«Lui le contempleur, le solitaire, l’homme sans parti, le contradicteur perpétuel, le voila qui célèbre la solidarité. La solidarité! Il oublie la contrainte, la force la potence en cas de refus, (…) Où voit-il la solidarité? Chez les ivrognes, chez les têtes brûlées. Chez le plus grand nombre : la contrainte. Il faut aller tuer, se faire tuer, - ou l’être ici : refus d’obéissance, par un peloton d’exécution. C’est la société. Gourmont s’est-il mis à l’admirer? P.956-957 Journal littéraire t.1


Tout comme Céline, Léautaud s’est toujours vanté de n’avoir jamais voté, appartenu à aucun parti, participé, impliqué, appuyé, rien! Toute sa vie il a dénoncé les absurdités et les travers de la démocratie parlementaire. Par contre, Léautaud n’est pas antisémite, mais affirme les mêmes réserves que Céline sur les responsabilités du Front populaire dans la guerre, la désorganisation sociale et politique, les grèves et, par la suite, une fois le gâchis consumé, s’interroge sur la mise en place d’une Europe anglo-américaine qui se pointe déjà, après toutes les dévastations possibles.


D’ailleurs, dans son journal, il revient à plusieurs reprises sur la discipline des soldats allemands, sur l’efficacité de l’approvisionnement, malgré les circonstances et qui se détériore lorsque le pouvoir tombe entrr les mains des libérateurs. Il se plaint, manque de tout, nourriture, charbon et chandelles. À la libération, il craint, un moment, les représailles,il écrit dans son journal avoir trouvé, sur un mur près de chez-lui, des menaces qui le visent directement.


D’ailleurs, il faut lire toutes les pages de cette période et particulièrement celles consacrées à l’entrée des Allemands dans un Paris déserté de ses habitants; une véritable pièce d’anthologie.


Peu avant son départ pour le Danemark, en 1944, Céline aurait reçu un mot de Paul Léautaud. Lettre détruite dans l’incendie du pavillon de Meudon en 1968, et que Frédéric Vitoux rapporte dans : «Bébert le chat de Louis-Ferdinand Céline» Grasset 1976 P.32.


Vitoux rapporte :


«Vous allez sans doute être liquidé à la libération, lui dit en substance le solitaire de Fontenay-aux-Roses, et vous l’aurez bien cherché et je ne verserai pas une larme, mais vous pouvez mourir en paix, sachez que je suis prêt à recueillir Bébert, qui seul m’importe».


Selon Vitoux, Céline aurait été sensible à cette proposition, mais décide tout de même de prendre Bébert, ce dernier deviendra le chat le plus important de la littérature française. Cela implique nécessairement que Bébert n’était pas n’importe quel chat et possédait, déjà, une certaine notoriété pour que Léautaud puisse exprimer sa proposition à Céline; il ne l’a probablement jamais rencontré. Cependant, précisons que Céline et Léautaud avaient certaines connaissances en communs, dont Lucien Combelle. Il est possible que l'un d'entre eux ait pu l’informer des intentions de Céline et de la situation de Bébert. Tout cela pour dire l’amour que Léautaud portait aux animaux et peu importe les circonstances et les réputations.


Même de loin, Léautaud a certainement suivi la saga de Céline au Danemark, comme les multiples attaques de la part des communistes dans la presse et ailleurs. Comme Céline, Léautaud n’appréciait pas particulièrement les subtilités politiques de la gauche. De son procès, sa condamnation et son retour en 1951, il n’en dit rien, nulle part, ni dans son journal ou dans sa correspondance; la dernière, référence à Céline date du 12 septembre 1948, où il note, sans aucun commentaire, un sondage du journal «Combat» sur les écrivains les plus aimés, soient : Gide avec 423 votes, Camus 342, Sartre 324, Malraux. 298 Montherlant 290; Céline obtient 46 votes et Léautaud 25.


On ne peut non plus passer sous silence les allures de Léautaud et de Céline; l’un est surnommé l’ermite de Fontenay-aux-Roses et l’autre, celui de Meudon. Ils s’habillent en clochards, Léautaud vit seul avec ses animaux dont il fait parfois le décompte, une dizaine de chats, des chiens, une oie, un singe; il dresse un plan de son jardin, marquant la tombe de chacun. Céline entrtient aussi nombre de chats, de chiens, d'oiseaux et un perroquet; il marque la Tombe de Bébert et de Bessy. Léautaud se prive de nourriture pour nourrir ses bêtes et Céline ne s’alimente presque plus. Il vit avec Lucette, mais possède le rez-de-chaussée du pavillon où il est seul la plupart du temps.


Léautaud n’aurait pas renié non plus la conception de Céline sur l’amour. Céline est hanté par la mort, qui demeure l’unique destinée humaine, la seule vérité. Léautaud est également fasciné par la mort. Plus jeune, Il court les funérailles et aime surtout saisir les traits figés du trépassé reposant sur sont lit de mort, comme pour conjurer le sort, saisir l’empreinte du dernier souffle sur le visage du macchabée. Comprendre l’inéluctable.


La lecture de la description de l’agonie de son père dans «In Memoriam» fit scandale à l’époque et sa lecture demeure aujourd’hui troublante où la mort est devenu un évènement que l’on banalise plutôt que de chercher à l'apprivoiser. Enfin, inutile de s’attarder sur l’opinion que Paul Léautaud affiche pour l’humanité en générale et les hommes en particulier. Elle ressemble trop à celle de Céline.


Le jour de sa mort, Céline dit à Lucette qu’il va crever et demande le laisser seul… Peu avant de mourir, à l’infirmière qui s’informe s’il a besoin de quelque chose, Léautaud lui répond : «maintenant, foutez-moi la paix».


Après la mort de Léautaud, Céline s’amuse à dire aux journalistes, qu’il le remplace et représente le nouveau clown de la littérature française. En disant cela, Céline savait fort bien que, foncièrement, ils partageaient plusieurs points en communs et une vision bien particulière de la réalité, une certaine vision du monde. De son côté, Léautaud ne l’aurait probablement jamais admis, mais pourtant… Il est indéniable que ces deux hommes représentent la France dans ce qu’il y a de plus vivant.


On connait l’amour de Céline pour la France et la langue française… Sur sa tombe, Léautaud a fait inscrire : «Paul Léautaud, écrivain français», non pas par patriotisme, mais pour «l’esprit français» et tout ce que cela signifie, une certaine légèreté.


Pierre Lalanne




lundi 1 février 2010

Louis-Ferdinand Céline et la poursuite du délire


Peut-il y avoir trop de livres et d’études consacrés Louis-Ferdinand Céline? Il semble que la réponse va de soi… La preuve incontestable que Céline nous échappe encore et, son mystère, loin d’être résolu, s‘épaissit dans de stupides querelles.


Force est de constater que l’écrivain demeure insaisissable. Inaccessible et impénétrable, il se moque de notre refus et notre incapacité à vouloir le comprendre dans sa globalité… Aussitôt que l’on pense saisir un élément fondamental de son œuvre ou d’avoir, par exemple, cerné les sources de son antisémitisme, il s’enfuit, nous glisse entre les doigts… C’est simplement que bien des analyses ne tiennent pas la route, se limitent à la facilité et se perdent dans le décor… la façade des choses, des évidences et des certitudes.


La «raison» première voudrait que la cause soit politique, culturelle et historique; il s’agit d’une justesse sociologique que l’on accepte sans trop s’y attarder. Le hic est que l’écriture célinienne se situe au-dessus de la politique... Pour Céline, la culture et l’histoire sont des concepts figuratifs qui masquent une autre réalité, abstraite, métaphysique et obscure. Elle se situe bien au-dessus de la vulgarité de l’homme qui se contente de travailler, bouffer, baiser, dormir et tuer lorsque l’occasion se présente. La réalité célinienne est toute autre, n’est jamais celle que nous regardons froidement, mais toujours celle que nous refusons de voir… Celle qui est dernière… Qui se cache et nous déstabilise.


Ainsi, Céline dénonce la faiblesse biologique de l’homo sapiens et de son incapacité à contrôler le monde qu’il a lui-même créé par sa condition de dénaturé. Monde impitoyable que l’humain crée, organise, érige en système immuable et d’une perfection à l’image de sa prétention. En l’homme, tout est supérieur, mais il ne possède aucune mainmise sur les évènements qu’il provoque… Il n’est que le jeu de ses propres instincts où la raison reste la justification de ses actes.


Dès «Voyage au bout de la nuit», les critiques tentent de restreindre l’écrivain et sa nature à travers l’odyssée de Bardamu :


«Cet individu (Bardamu), jeté dans un univers hostile et qui n’a qu’un destin, celui d’être promis à la mort, est radicalement seul, et n’a rien à espérer de quiconque. Ses semblables voués à la même désolation ne lui seront d’aucun secours, d’autant que personne ne peut imaginer sortir d’une sorte de déterminisme biologique auquel l’espèce humaine n’échappe pas. C’est que l’homme, selon Céline, la conscience réduite, est dominé par l’animalité. L’homme ne vit que pour la satisfaction égoïste de ses besoins, guidé par l’instinct. Le pessimisme de Céline est sans issue». Céline Yves Buin (P. 186)


Cette interprétation, tout à fait exacte, se confirme avec «Mort à crédit» et, les biens pensants de l’époque (et de la nôtre), ne peuvent accepter une telle vision de l’homme, cette merveilleuse créature en devenir et à l’image de Dieu, donc parfaite, ne peuvent souffrir d’un tel pessimisme. Ses pamphlets et les évènements lui donneront raison, mais, la réalité de l’après leur échappe et les jugements sur l’écrivain sont terribles… Le sort en est jeté. D'ailleurs, cela transparaissait depuis «Voyage», diront-ils, la bête est en lui… Génie, peut-être, on l’admet du bout des lèvres, mais un génie des ténèbres. Céline est un être malfaisant doté d’un pouvoir de séduction diabolique. Il n’y a qu’à regarder ses yeux.


Depuis que Céline est Céline, et ce, jusqu’à nos jours, notre perception reste limitée par cette dualité de génie du mal, analyse parcellaire, compartimentée et même banalisée par notre incapacité et notre refus à chercher au-delà des interprétations admises, certes intéressantes, mais insuffisantes pour tout bâcler en un trait de plume et passer à un autre écrivain, beaucoup plus fréquentable, un humaniste de préférence…


Pourtant, Céline demeure un immense sujet d’étude, c’est à croire qu’inconsciemment nous refusons l’idée générale qui est galvaudée. C’est ainsi qu’à force de lectures et de découvertes, nous isolons de petites nuances dans le bloc de certitudes admises, des interprétations subtiles, des évènements en apparence sans importance que l’on place peu à peu en perspective, des évidences biographiques qu’il importe de concevoir autrement; des opinions à revoir, à relativiser en fonction de «l’homme Céline» et qui suggèrent de nouvelles hypothèses en poussant un plus loin dans les fissures de l’inconscient célinien.


Céline déteste la «Raison», seule compte l’intuition et l’émotion et ces sentiments ne s’expriment véritablement que par l’exploration du fantastique, des ténèbres, lieux de nos origines incertaines, légendes et peurs ancestrales. C’est là précisément que nous devons chercher à le rejoindre pour saisir toute la sensibilité et la profondeur de l’écrivain. Céline veut réinventer le monde, offrir à l’homme une dernière chance de rédemption… Là se cache une partie du «Mystère Céline».


À mesure qu’elle progresse, l’œuvre se confond avec l’écrivain… Bardamu est l’ombre de Céline et, au fil des livres, les rôles se transposent et finissent par s’inverser et s’unir dans un amalgame de sortilèges, laissant une marque profonde dans l’imaginaire du lecteur… Comme si Céline cherchait à tout reprendre à zéro, à dégager une route encombrée par les débris et les morts de nos échecs. Il veut nous montrer quelque chose, mais quoi? Les fondements de notre fragilité? Cette peur de la mort que nous ne parvenons pas à maîtriser et qui nous rend si pesants? Immondes? Suffisants?


L’union de Bardamu et de Céline, sorte de Golem des temps modernes a donné naissance à un nouveau «Juif errant» qui, cette fois, est puni par les hommes et non par Dieu. Jusqu’à la fin de l’histoire, jusqu’au moment où nous saisirons la légèreté de l’imaginaire, il est condamné à parcourir notre impuissance collective sans jamais s’arrêter. Son voyage est un Livre Unique en réécriture constante où chaque phrase, tournure, invention est un cri et un hurlement dans la nuit, une parabole qui illustre de notre fragilité et notre lourdeur devant notre destin. Bardamu/Céline nous apparaît insupportable, car il représente le spectre de l’humanité, immonde reflet qui passe de la vie à la mort dans une interminable danse macabre.


Céline erre parmi les ruines de nos délires et inscrit ses prophéties en caractères runiques, inscriptions millénaires qu’il découvre à force de travail et de réécriture en faisant surgir le jus de son inconscient… qui est aussi le nôtre… Cette écriture va bien au-delà du génie et de la littérature et c’est pour cette raison que l’on ne parvient toujours pas à la comprendre, à la déchiffrer, à l’interpréter de manière acceptable.


Ce ton si juste… Cette petite musique ensorcelante, fascinante… chamanique. Elle nous pénètre, comme le son d’un tam-tam et nous amène peu à peu en un état de transe sauvage. Il suffit de se laisser porter et l’effet agit instantanément… nous partons avec lui en voyage… en voyage au bout de soi… au bout de «l’être» «dans la nuit où rien ne luit». Mais avec lui la peur est supportable, car il ne ment jamais sur la destination finale.


L’énergie de cette musique est inépuisable et sa source nordique, mais, bouillante, se trouve dans la transposition du réel en imaginaire; c’est-à-dire que pour Céline le réel est forcément limité, mais peut se transformer et devenir multiple et infini par la magie de l’imaginaire et de son Verbe; incontestablement, Céline est maître du Verbe. D’un mot, d’un fait, d’une rumeur, il forge mille interprétations, mille possibilités, mille fabulations; il déstabilise lecteur, chercheur ou pourfendeur un peu trop sérieux, qui préfère compter les puces plutôt que se laisser soulever par la musique… On sait qu’aux USA, Bardamu est devenu compteur de puces…Clin d’œil à l’imaginaire fermé de nos sociétés modernes... Ford! Travail à la chaîne et plus tard, la télévision.


Insaisissable, parce qu’entier; occulte, parce que multiple… On le croit communiste, anarchiste, fasciste, antisémite… Céline n’est rien de tout cela… Il est au-dessus, il imagine… Il transpose… Il l’est tout à la fois et n’est rien. Il est mystique. Il est Dieu et Diable… Onde et nuée… Phénix et sorcier… Légèreté et raffinement. Il est délire!


Ses actes, ses choix et leurs conséquences historiques sont extérieurs à sa réalité et ne constituent en rien une tare ou une hérésie, mais bien un cheminement, une nécessité, une exploration pour sa quête intérieure, cette seconde réalité, qu’il dépèce et transpose en imaginaire, démontrent l’extrême fragilité et le dénuement de l’individu face à ces aspirations de bonheur et d’éternité.


Ce besoin de se démarquer du réel, de briser l’enchainement logique des évènements dépasse la banalité meurtrière et répétitive du monde dans lequel il vit. Cela s’inscrit plutôt dans une volonté consciente de la recherche d’un délire mystique, la nécessité d’offrir non pas une alternative, mais une explication digne de l’absurdité humaine et de ramener le destin de l’homme dans sa juste perspective... La mort et le néant, rien d’autre. Cette obligation métaphysique de nous démontrer en forme de paraboles, l’absurdité de l’existence, l’a conduit jusqu’aux extrémités, mais pas nécessairement celles que l’on croit connaitre. Il s’y est rendu en toute conscience, en sachant toute forme de retour impossible. Céline est prisonnier de l’homme, car il est son seul accusateur.


Obéissant aux lois de l’univers, Céline est tout en rythme, un mouvement perpétuel, le centre d’une galaxie, un mythe éternel, les mystères de la mort, des âmes errantes, fééries et Sabbats dissimulés dans la profondeur nordique des forêts sacrées, des fleuves et des mers, chemins liquides aux origines nébuleuses, couches de limons superposés où reposent ses ancêtres, Cro-Magnon, Neandertal, néolithique, Celtes, Gaulois, Bretons, Francs, Normands, Français…


Il est faux de dire que Céline est un nostalgique, mais, à travers la succession des temps et de la reproduction animale, il montre que tout est forcément lié par ce limon des origines et qu’un avenir sans passé est un mur sur lequel l’on ne peut que s’écraser, et cela, seul l’imaginaire peut l’expliquer et, surtout, le protéger.


Il cherche à nous prévenir que le mur est devant et que l’oubli est pire que l’ignorance… Ses écrits constituent une invitation à un retour nécessaire sur nous-mêmes, une «bible» nouvelle contre le totalitarisme du Dieu unique et, par extension, de la raison et de la science. Céline ne croyait pas à un Dieu unique, mais à cent et à mille : Fées, génies, sirènes, spectres, lémures et revenants… La science détruit le passé et réduit l’imaginaire à des formules mathématiques. Lorsque Céline affirmait que la race blanche avait perdu à Stalingrad… C’est le dernier soubresaut du monde des fées et des démons qu’il percevait, bien au-delà de la défaite allemande, il voyait l’Europe d’aujourd’hui et de demain.


Son œuvre reste inachevée, mais ouverte… elle se poursuit d’elle-même. Elle se recompose par l’accumulation de nos lectures et de nos interprétations et devient, par le fait même, des révélations… des pistes, sentiers et fleuves, qu’il nous invite à en emprunter et à explorer. L’œuvre, à mesure que s’écoule le temps et son espace, se transforme en une kabbale dont il faut percer les secrets, briser les codes afin de redécouvrir nos appartenances… l’odeur de la mer et du territoire, le sens aigu de la tribu… La richesse de la langue… la nôtre… Personne n’a aimé et défendu la langue française, comme lui.


Depuis Céline, plus personne n’écrit comme avant Céline. Avec lui, la littérature a fait un saut immense dans le temps pour plonger dans une nouvelle couche de limon, terreau fertile à la création et au renouveau. Malheureusement, terrorisée par cet abime de nouvelles possibilités, elle a préféré se figer, se recroqueviller et s’est desséchée à force d’hésitations. Ses successeurs, s’il y en eut, furent incapables de poursuivre la tâche, le cœur des mots pour ne pas dire de la France, s’est arrêté de battre, le 1er juillet 1961. C’est tout! Céline n’avait pas de disciples, d’apôtres, il était seul. Quelques admirateurs et c’est tout… Il était maudit! Il l’est toujours!


Le sort de Céline est peu enviable pour celui dont l’écriture est un métier… «le métier d’écrivain», de «faiseurs de livres» de monteurs d’histoires, la somme tranquille de petites insignifiances où la profondeur du nombril des uns et des autres assurent la distribution des prix littéraires. La carrière, l’Académie, la Légion, le Nobel… Le roman a perdu sa raison d’être, le roman ne sert plus à rien, disait-il, la magie entre l’écrivain et le lecteur n’opère plus. Elle est momifiée dans les présentoirs des grandes surfaces. L’écrit n’est plus qu’une fonction mineure, un outil secondaire du film ou de la série télé, la force du verbe s’est éteinte avec Céline.


Alors, délires céliniens et exagérations que tout cela? Bien sûr que oui! L’exagération est le sens unique de la vie et le délire celui de l’espoir et de la mort.


Yves Buin dans son «Céline» publié chez Folio, fait ressortir l’importance du séjour de Céline à Londres en 1915. Il montre surtout la métamorphose de Céline survenu dans une période de temps très court, qui peut illustrer le délire célinien. Même si Buin refuse d’aller trop loin dans cette direction, sa vocation a peut-être débuté là-bas… Période obscure dont on ne sait pas grand-chose, propice aux légendes et au fantastique, «Guignol’s band» en sera le chef d’œuvre.


Voilà ce que constate Buin en examinant une photographie de l’époque de Londres…cela se passe de commentaires :


«Une photographie d’identité de 1915 peut, là encore, nous servir de jalon. On n’y voit plus le Louis martial puis convalescent de 1914 mais un tout autre homme : débraillé, les cheveux en bataille, le regard étrange et narquois soumis à des puissances obscures, un visage d’aube agitée qui pourrait être celui d’un convict, d’un dément, d’un terrorisme révolutionnaire. Il est loisible de commenter sans fin tant ce visage est différent, à quelques mois près, de ce qui était montré auparavant. Une mutation s’est-elle produite? Une révélation a-t-elle eu lieu? De qui? De l’être? La photo impressionne par son authenticité, un insaisissable qui, sans doute, n’est pas loin d’une folie qui affleure et qu’on est incapable de nommer. Fugitive apparition de ce qui se préfigure de l’écrivain à venir et que l’on se complaira, à l’âge mur, à désigner comme visionnaire, halluciné, monologueur inspiré et volontiers prophète de malheur.» (p.77)


En fait, Louis Ferdinand Destouches avait le choix entre devenir écrivain, guérisseur ou prophète, les trois éléments se sont imposés et superposés. Cette combinaison lui a permis de devenir Louis-Ferdinand Céline, dernier maître du Verbe et de l’imaginaire.


Pierre Lalanne