samedi 18 septembre 2010

La longue marche du pélerin

«Voyager c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination, tout le reste n’est que déception et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire, voilà sa force. (…) Il va de la vie à la mort»… (Voyage au bout de la nuit)


La vie de Céline se transpose entièrement dans son œuvre et s’apparente à un long voyage, ponctué de stations où il s’arrête pour soigner et écrire. Un voyage qui, il ne pouvait en être autrement, se terminera en un parcours inachevé. Céline est un voyageur double, qui traverse les pays et les continents à la lumière du jour et, la nuit, son voyage devient prospection, il s’enfonce des dans les profondeurs visqueuses de l’esprit humain et la décortique. Nous sommes en présence de deux périples menés en parallèle, l’un se nourrissant de l’autre, et ce, jusqu’aux portes de la mort, à Meudon où l’Ankou ne lui permettra pas d’affronter sa nuit jusqu’au bout.


Dès l’enfance, études en Allemagne, en Angleterre. Dans des lettres à ses parents, il parle du «Tom» et du «Diabolo» les embarcations familiales utilisées pour des promenades sur la Seine, déjà la nécessité de partir est en lui; l’appel de l’imaginaire et des rivages, de se laisser glisser jusqu’à la mer.


À 20 ans, 1914, il est fait Chevalier, les premiers mois de guerre le mènent sur les chemins tortueux de France face à un ennemi souvent invisible, mais qui, pour son apprentissage de la vie, démontrera les terribles capacités de la « nature humaine ». Même s’il doit abandonner son armure de cuirassier, il peut s’imaginer parfois au service du roi, parcourant sur son cheval forêts et vallons, à la poursuite des envahisseurs.


Puis, c’est de nouveau l’Angleterre avec ses quais, le mouvement des navires toujours en arrivés et en partance, les tripots avec sa faune de proscrits et de marginaux qui gravitent et s’activent, une société dans une autre avec des règles différentes, mais leurs présences sont absolument nécessaires à la bonne marche des affaires, à la prospérité de l’Empire vieillissant.


De retour en France, il s’embarque aussitôt pour l’Afrique, attiré par les préjugés et les promesses d’Eldorado, l’argent facile et les apports incontournables de la civilisation européenne. Il est rapidement confronté au climat, à la faune, à la flore, à la maladie et aux impressions d’isolements, d’inutilités et de banalisation des effets de la colonisation. Il est rapatrié pour des raisons de santé avant la fin de son contrat.


Engagé par la « Fondation Rockefeller » pour un tour de Bretagne, il va de village en village discourir sur les bienfaits de l’hygiène. Premiers contacts avec la magie de cette terre celtique aux racines profondément païennes avec la présence constante de la mer, gardienne de la tradition, pivot des superstitions et mémoire de tous ces marins et pêcheurs qu’elle a emportés.


Tout comme la guerre, la Bretagne le marquera profondément et, dans son cœur, pour toujours, cette terre deviendra la sienne, celle qu’il aimera le plus et où il aurait aimé terminer ses jours. Autres attaches, il entreprendra ses études en médecine, s’y mariera pour la seconde fois, et mettra au monde son seul enfant.


Embauché par la SDN, il visite les Amériques, du sud au nord où il y découvre même une terre toujours française et, en partie, un peu bretonne. Nouvelle-France qui, malgré l’acharnement des nouveaux maîtres à l’assimiler aux mœurs et coutumes anglo-saxon, résiste. Dès son retour, il repart, plusieurs pays d’Europe le reçoivent, toujours pour le compte de la SDN, il examine la vie, la condition des hommes, il voit. Il ressent. Il compare et toujours emmagasine matière et émotions.


À Genève, il divorce et rencontre d’Élizabeth Craig, quitte la SDN et la Suisse pour se fixer à Paris, pratique la médecine et rédige le premier Chef d’œuvre. Son succès lui offrira de nouvelles raisons de repartir, toujours en Europe à la poursuite de ses femmes, puis encore l’Amérique, le rythme de l’écrivain remplace peu à peu celui du docteur. Il visite l’URSS et admire de visu le futur paradis des travailleurs. Il sent le temps s’alourdir, les menaces, la guerre qui reprend rapidement ses droits. Déjà, l’horrible bête est derrière son épaule et lui raconte les prochaines horreurs qu'il cherche, à sa manière, à conjurer. Il a juste le temps pour un dernier voyage, Saint-Pierre et Miquelon, le Québec et New York.


L’époque n’offre pas aux voyageurs la rapidité et les facilités d’aujourd’hui, les principaux modes de déplacements sont le train et le bateau, ce qui rallonge considérablement les temps de parcours offrant ainsi au voyageur du temps; du temps pour s’arrêter, patienter, observer, emmagasiner et approfondir connaissances, impressions et sentiments. Notre modernité effrénée ne permet plus cette impression de se sentir en suspens entre deux destinations. Les moments de réflexion n’existent plus, le temps coûte beaucoup trop cher pour se permettre de le perdre en se recueillant sur le sens de la vie et de la mort.


Pendant la «Drôle de guerre», il s’engage comme médecin sur un navire réquisitionné qui fait le lien entre la France et l’Afrique. Après quelques voyages, le vaisseau est harponné accidentellement par un cargo anglais, naufrage de l’un et lourd dégât sur l’autre, avec son lot de morts, de disparus et de blessés; le docteur soigne sans compter. Il doit bien y voir la symbolique de cette catastrophe à petite échelle, le présage d’évènements bien plus grandioses, du spectacle à grand déploiement. Bientôt, c’est l’Europe tout entière, qui va sombrer corps et bien.


Malgré toutes ces pérégrinations, Céline n’oublie jamais la Bretagne et l’attrait de ses côtes, ses paysages, ses légendes qui représentent pour lui certainement sa plus grande source de ressourcement. Il ressent ce pays dans son sang et dans son esprit et aime à s’en imprégner. Il soupçonne que ce pays renferme toujours le secret des mondes anciens. Il cherche les indices de magies, les villes englouties et frôle dans les menhirs et les dolmans, la mémoire des druides, des bardes et des fées


Les années d’occupation le fixe davantage à Paris, forcément, même la Bretagne, devenue une zone hautement stratégique, est difficile d’accès. Enfin, juin 44, il part pour le voyage des voyages, celui qui le mènera au bout de l’absurde et fera la somme de tous les autres. Une longue traversée du désert, de l’Allemagne anéantie et dévastée par la horde des libérateurs, jusqu’au Danemark, où le voyage deviendra cauchemar permanent.


En fait, c’est seulement la prison et son assignation à résidence qui parviendront à interrompre et arrêter le flot des déplacements physiques, mais sa tête n’en déborde pas moins de souvenirs. Ce n’est que sept ans plus tard, qu’il revient à Meudon pour sa dernière station, Céline deviendra ermite et ne reverra même plus sa Bretagne.


Pour lui, la situation est urgente, le nombre restreint d’années à sa disposition afin de compléter son voyage intérieur est insuffisant et le travail à accomplir, colossal. Il le sait, ce temps si précieux lui manquera, « D’un château l’autre » se limitera aux palais de Baden-Baden, aux ruines du Reich millénaire, au théâtral Sigmaringen et viendra s’arrêter devant les murailles de Vestre Faengsel.


Une vie aux multiples voyages dont la présence et l’influence se reflètent dans tous ses livres, les romans, bien sûr, mais aussi les pamphlets. Rappelons seulement les pages magnifiques consacrées à Leningrad dans « Bagatelles pour un massacre », la guide Nathalie et la vieille dame craignant les autorités et jouant du piano en secret. Toute la tendresse, la sensibilité et la puissance de l’écriture célinienne se trouvent concentrées dans ces pages magnifiques.


Inutile de préciser que la démarche célinienne se situe bien au-delà d’un voyageur attentionné et qui observe l’état du monde pour en rendre compte au lecteur curieux d’exotisme. Céline ne produit pas des récits de voyage, il ne décrit pas les mœurs et coutumes du pays visité, il s’attarde toujours à l’homme dans sa globalité et cherche à cerner le peu d’authenticité qui se dissimule derrière les mensonges érigés en dogmes.


L’écrivain vise un absolu, il est à la poursuite d’un Graal, les traces de l’émotion laissée par un monde perdu, oublié de la majorité des vivants. Il n’attend pas la révélation, Céline la provoque. Il la devine bien présente, mais en retrait, impalpable, diffuse et fluide, mais aussi inatteignable. Inatteignable, parce que les hommes ne savent plus communiquer avec elle. Il ne parvient pas à l’identifier formellement, à la saisir, mais c’est présent, en lui, comme une certitude, un processus millénaire, un enchevêtrement de lieux chevauchant le réel et imaginaire. Il interprète sa quête comme des étapes ou des épreuves qui le conduiront en ce lieu unique où l’attend le trésor : la connaissance. Pour lui, la Bretagne est probablement l’endroit qui lui permettra de connaître enfin la nature de cette vérité qui l’obsède depuis toujours.


Pour vaincre, il est tenu d’affronter les forces qui dominent le monde, puissances de toutes sortes, les hommes d'abord, mais également les puissances occultes et surnaturelles qui mènent le monde à sa perte.


Dans son « Céline » (Nouvelles éditions latines, 1987) Paul del Pérugia, présente l’écrivain non pas comme un voyageur ordinaire, mais un pèlerin, même le dernier des pèlerins, une sorte de juif errant, marchant son siècle et sermonnant ses semblables sur la décrépitude des temps. Céline n’a pas seulement voyagé à travers l’espace, mais à partir du passé, il a transposé le présent et prévenu le futur de l’humanité. Un élu, en quelque sorte, le dernier témoin, non pas d’un monde en évolution, mais d’une civilisation parvenue à sa fin et qui s’illusionne de ses réussites; peut-être, envisage-t-il la fin même de l’homme tel que l’on a connu depuis des millénaires.


Pour cet auteur, l’avènement de La République marque l’ascension de cet homme nouveau, enfin libéré de ces peurs ancestrales. Cet homme nouveau, tant désiré par les systèmes totalitaires, sera enfin commis par la grande démocratie libérale. Défragmenté, il deviendra, lentement, entièrement déshumanisé, guidé uniquement par la raison scientifique et économico industrielle. La victoire définitive de la raison sur l’imaginaire impose la table rase, le balayage de tout ce qui se rapproche de l’émotion, de l’irrationnel et de la peur de l’obscurité. La victoire de la raison est le défilement de l’humanité poussant son panier dans un supermarché qui recouvre la planète tout entière.


En ce sens, le livre de Pérugia est magistral, il démontre dans un esprit mystique le pèlerinage de Céline; une approche qui n’a rien à voir avec les biographies habituelles : naissance, parcours, amitiés, femmes, publications, succès, échecs et mort, des livres qui disent tout, mais, fondamentalement, explique que l’aspect «matériel» de Céline, le plus superficiel.


Par contre, il voit en Céline un type celto-chrétien qui refuse d’admettre qu’il reproduit la marche des prophètes au service du Dieu unique. Pourtant, Céline va beaucoup plus loin qu’une obscure redéfinition du christianisme, il rejette cette religion aux origines orientales et l’accuse d’avoir dénaturé les fondements de l’occident en réduisant son essence à un monothéisme totalitaire et abrutissant. En fait, Céline préfère croire à la multitude, à l’intuition, aux présages et aux hasards, aux signes et intersignes, aux revenants, aux lieux sacrés, plutôt qu’à l’infaillibilité du Dieu unique et de son clergé. Ses écrits sont ponctués de références, d’allusions et de pistes qui ne demandent qu’à être approfondies :


« A deux pas de moi, dans la forêt il existe des menhirs et un petit cirque druidique, comme en Bretagne, au poil ! (...) J'y vais souvent, c'est plus beau que la cathédrale de Milan. Que n'a-t-elle fini là l'humanité ! Trois cent mille ans de souffrance inutile, déjà! » (Lettre au docteur Clément Camus, le 7 juin 1948 (1)


Céline n’annonce jamais la venue d’un sauveur ou l’éminence du jugement dernier, il prévient de la mauvaise direction empruntée par l’homme et démontre son incapacité à admettre qu’il fait fausse route. L’homme est à l’image du Dieu unique, orgueilleux et impitoyable envers ceux qui le mettent en doute ses certitudes. Ils préfèrent demeurer les otages de leur folie.


Ce qualificatif de pèlerin que donne Pérugia renforce, chez Céline, la nécessité du voyage et sa perspective mystique qui l’accompagnera tout au long de sa vie. À la lumière de cette démonstration, le côté prophétique de Céline prend tout son sens.


«Pour lui, pensait-il, devait exister une route à la mesure des forces humaines. Les anciens Bretons recherchaient le Graal à travers les cycles des légendes illuminés de terribles épreuves. Comme lui (Céline) ils marchaient torturés par l’appréhension de ne rien trouver au terme du voyage. Parfois, ces pèlerins s’arrêtèrent, en cours de chemin, au milieu des désastres éclairant l’horizon, mais toujours, ils reprenaient la marche vers le paradis des Celtes : «les Îles Fortunées» (p. 105)


Pierre Lalanne


(1) Merci à Michel Mouls (http://www.celineenphrases.fr) pour cette référence

samedi 4 septembre 2010

Voyage en Babel

Dès la parution de «Voyage au bout de la nuit», la volonté de plusieurs critiques, chroniqueurs et autres journalistes à vouloir incorporer Céline dans un carcan politique, est assez spectaculaire. La plupart des grandes familles idéologiques se persuadent qu’elles viennent de mettre la main sur un nouveau porte-parole et de haut niveau, celui-là. D’autres y voient surtout la naissance d’un écrivain immense, Bernanos suggère l’influence divine, sa critique est, certes, l’une des plus belles et des plus sincères :


M. Céline scandalise. À ceci rien à dire, puisque Dieu l’a visiblement fait pour ça. Car il y a scandale et scandale. Le plus redoutable de tous, celui qui coûte encore plus de sang et de larmes à notre espèce, c’est de lui masquer sa misère (…) Pour nous la question n’est pas de savoir si la peinture de M. Céline est atroce, nous demandons si elle vraie. Elle l’est. (…) Seulement, n’importe quel vieux prêtre de la Zone, auquel il arrive de confesser parfois les héros de M. Céline, vous dira que M. Céline a raison. Le Figaro du 13 décembre 1932, dans 70 critiques de Voyage au bout de la nuit Alain Derval IMAC (p.74-75)


La gauche se montre également enthousiasme, mais, disons-le peut-être plus «intéressée» que M. Bernanos. La plupart des communistes, et non des moindres, Trotsky et Nizan, considèrent «Voyage» comme un livre incontournable, même si l’auteur n’a pas nécessairement compris que le désespoir de l’homme ne peut trouver sa voie que dans la révolution prolétarienne, mais cela est une question de temps, il y viendra bien : attendons les prochains livres, disent-ils.


Avant même que Louis-Ferdinand Destouches ne soit connu du public, Céline est déjà un homme d’influence. Il dénonce l’aliénation de l’homme avec un style nouveau et éblouissant, mais Céline préfère rester Destouches et se tenir en retrait. Un obscur médecin des pauvres, œuvrant dans une banlieue parisienne; médecin qui connait bien le peuple et ses malheurs séculaires d’où ce livre d’une puissance inimaginable où la souffrance occupe une place telle, qu’on cherche à la réduire et la limiter à une question purement sociale ou politique.


Très rapidement, Céline, sous les traits du bon docteur, devient la poire à presser, jusqu’à plus de jus, il représente la vedette idéale pour le déploiement du grand spectacle de la dignité humaine, compassion envers les démunis transformée en programme politique, qui demeure la marque de commerce des progressistes. Pour la gauche dans son ensemble, Céline détient tous les éléments nécessaires pour convaincre le populo, le talent, des origines modestes, ancien combattant, blessé et médaillé avec une profession qui côtoie la souffrance et la misère humaine. Dès lors, Céline est candidat de la gauche pour l’embrigadement général.


Car, bien sûr, l’avenir appartient à la révolution et, hors du Parti qui la vénère, point de salut; là se tient l’unique espoir du bonheur terrestre de cette humanité qui n’en finit plus s’épanouir. L’homme moderne ne tend plus à se rapprocher de Dieu, il est enfin parvenu à sa hauteur et le dépasse. En 1932, l’illusion du modèle offert par l’URSS et son paradis des travailleurs a encore de belles années. Staline émerge lentement en tant que guide de cette nouvelle civilisation basée sur la justice et la liberté. Bientôt, il sera le modèle à suivre et, jusqu’à sa mort, le sauveur de l’humanité tout entière.


Un Christ rouge qui préfère sacrifier que se laisser crucifier, il forme l’homme nouveau dans le sang de la révolution pour une soumission totale aux dogmes de la nouvelle religion; l’inquisition, menée par ses curés rouges et autres commissaires du peuple, laissera des montagnes de cadavres, goulags, famines, purges, exécutions, déplacements sauvages de peuples entiers…


Mais silence, il s’agit d’actions cent fois, mille fois plus dévastateur que les atrocités du Reich millénaire ou du capitalisme primaire. D’ailleurs, on attend toujours un décompte, des comparaisons, les résultats historiques de tout ce siècle, les records de tuerie et de massacres tranquilles, de savoir enfin, le véritable champion, les catégories, qui a plus de raffinement dans l’horreur.


Céline est, répétons-le, fortement sollicité, courtisé et même pressurisé, on insiste. On le presse. On le harcèle. Certains affirment même que «Voyage» deviendra le livre de chevet du «Petit père des peuples». C’est dire comment l’ensemble de la gauche politique fut incapable de se hisser au niveau du livre.


Il se défend, refuse d’être emporté par une vague de propagande et se laisse âprement désirer, donne peu d’entrevues, de photos et refuse de participer à des manifestations à caractère public ou politique. L’échec du Goncourt le confrontera dans son choix. Il fera exception pour la commémoration annuelle de la mort de Zola, même à cette occasion, son intervention laisse perplexe.


En réalité, à l’exemple de Barnanos, très peu réussissent à le cerner, à comprendre que « Voyage au bout de la nuit » et, plus tard, de «Mort à crédit» affirme l’absence de confiance de Céline envers toute la classe politique. Son expérience de la guerre, la montée du National-socialisme, l’évolution intérieure de la politique française et l’agressivité grandissante des communistes avec les tensions qu’ils suscitent au sein de la société française, n’est rien pour le rassurer quant à l’avenir.


Bien au contraire, très rapidement, il sent monter la vague qui, une fois de plus, emportera tout sur son passage, pire que 14-18, c’est l’Europe entière qui sera dévastée pour savoir qui contrôlera le monde.


Politiquement, Céline est un homme sans attache et ne veut surtout pas jouer le jeu des partis qu’il déteste. En premier lieu, il tient à son indépendance, sa liberté; l’impératif et de demeurer au-dessus de la mêlé et, seulement par ses livres, montrer aux hommes leur aveuglement et leur absurdité; de gauche ou de droite, les sauveurs ne pèsent pas lourd à ses yeux. Il demande à ceux qui le pressent qu’on lui prouve la sincérité de ces politiques qui désirent tous imposer leur nécessité et leur vérité tout en engrangeant avantages et privilèges au non de ceux qui souffrent. Les lettres adressées à Élie Faure, qui voudrait bien le convaincre de se mouiller à gauche, sont d’une limpidité et d’une sincérité absolue. Sa liberté de penser, Céline la défend corps et âme:


«Je me refuse absolument, tout à fait, à me ranger ici ou là. Je suis anarchiste, jusqu’aux poils. Je l’ai toujours été et je ne serai jamais rien d’autre. Tous m’ont vomi, depuis les Inveszias jusqu’aux nazis officiels (…) Tout système politique est une entreprise de narcissisme hypocrite qui consiste à rejeter l’ignominie personnelle de ses adhérents sur un système ou sur les «autres». Je vis très bien, j’avoue, je proclame haut, émotivement et fort toute notre dégueulasserie commune, de droite ou de gauche d’homme. Cela on ne me le pardonnera jamais». Lettre à Élie Faure, dans «Lettres», 18 mars 1934 p 416, éditions la Pléiade 2009.


Il est normal que ce dédain envers la politique vise surtout la gauche où l’hypocrisie est la plus flagrante. C’est bien elle qui se pare de pureté, d’abnégation et d’humanisme de bon aloi, cette élite qui, pour Céline, s’arroge le droit seul d’entretenir des valeurs morales à haute définition en plaçant l’homme au-dessus de tout. Au-dessus du bien et du mal qu’ils ne parviennent même pas à définir, sinon par des concepts vicieux de droit et de démocratie, se souciant peu de qu’il adviendra des cobayes de leur modèle.


Pour Céline, une révolution est la simplicité même, un changement de garde :


« Nous entrerons dans la carrière

Quand nos ainés n’y seront plus

Nous y trouverons leur poussière

Et la trace de leur vertu »

(Marseillaise)


L’écrivain y voit naturellement cette vaste «entreprise à se foutre du monde»; que la richesse des uns se construit toujours sur la misère des autres et peu importe le régime et peu importe la moralité, mais les plus affreux sont toujours ceux qui promettent un bonheur qui ne peut exister et pire encore, un bonheur terrestre. Dans une autre lettre, toujours à Élie Faure, Céline fouille jusque dans les tripes de cette gauche éperdue de bonté et de justice, dont les valeurs, sont engrossées ce peuple qu’elle aime tant et qui détient la vérité. Il suffit d’éclairer le bon peuple pour qu’il comprenne enfin où se trouve son destin :


«La gauche qu’est-ce que ça veut dire par les temps qui courent? Rien – moins que rien. (…) Crever pour le peuple oui – quand on voudra – où on voudra, mais pas pour cette tourbe haineuse, mesquine, pluridivisé, inconsciente, patriocarde alcoolique et fainéante mentalement jusqu’au délire. Le mur des fédérés doit être un exemple non de ce qu’il faut faire mais de ce qu’il ne faut plus faire. Assez de sacrifices vains, de siècles de prison, de martyrs gratuits (…)


Je les connais, ami, je les connais bien et je les méprise encore plus que je les connais. Ils pourvoiraient n’importe quelle tuerie pour obtenir 20 voies de plus». Mai 1933 dans « Lettres » pléiade, p374


Dans la même lettre, Céline fixe définitivement le couvercle du cercueil, il trifouille le dogme et le déshabille en expliquant la véritable nature de la gauche; nature qui n’a pas changé d’une virgule en 75 ans :


«Il n’y a personne à gauche voilà la vérité. La pensée socialiste, le plaisir socialiste n’est pas né. On parle de lui, c’est tout. S’il y avait un plaisir à gauche, il y aurait un corps. Si nous devenons fasciste, tant pis. Ce peuple l’aura voulu. Il le veut. Il aime la trique».


Fasciste alors? Entendons-nous bien, Céline n’a jamais porté d’autre chemise que la sienne; la rouge, la noire ou la brune, il a tâté des couleurs, des tissus, assisté à des défilés de mode, mais acheter sans garantie, c’est un pas qu’il n’a pas franchi définitivement, indépendance oblige. N’oublions pas qu’au début des années 20, le fascisme était avant tout une réponse à la menace communisme et qui, en même temps, refusait le capitalisme. Enfin, devant l’incapacité des démocraties libérales à combattre un et l’autre, dictature pour dictature, les fascistes préféraient celle basée sur la nation plutôt que celles qui se limitaient à la possession des moyens de production.


On imagine mal aujourd’hui la force du parti communiste d’alors et son attrait sur les intellectuels, les écrivains et les artistes, sa formidable capacité à réduire la pensée humaine à quelques slogans primaires tout à fait vide de substance et de conscience. La puissance de cette organisation était telle, qu’émettre une critique, une réserve, c’était refuser de s’associer à l’humanité, dénoncer le parti signifiait une mise au ban du pauvre opposant par «l’élite» dans son ensemble, mais ceux qui ne se disaient pas communiste, n’osaient pas les critiquer. Combien firent le fameux pèlerinage à Moscou en refusant de voir la réalité du régime?


Malgré la disparition de la plupart des PC, cette appropriation idéologique de la vertu par la gauche demeure et constitue toujours les valeurs dominantes de notre système social. La gauche offre encore l’illusion d’être la défenderesse de l’humanité et des démunis, alors qu’elle cherche par-dessus tout à augmenter son contrôle sur la moralité de la civilisation occidentale et l’internationalisation des valeurs marchandes…


L’uniformisation du travail appelle l’uniformisation de la culture et la lente mise en place d’une masse informe d’esclaves incultes où les formes identitaires sont devenues des griffes des vêtements ou des marques commerciales. L’insignifiance est de mise, toute tentative d’appartenance qui veut échapper à la chaine production/consommation est considérée comme un refus de la diversité, xénophobe et raciste, sinon pour le temps d’un p’tit rigodon dans un festival folklorique à caractère multiculturel.


En fait, Céline nous dit simplement que la gauche, la droite et tout ce qui est politique, n’a pas encore appris à danser…


Pierre Lalanne