vendredi 18 décembre 2009

Louis-Ferdinand Céline et les idées

«… j’ai pas d’idées moi! Aucune! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées! les bibliothèques en sont pleines! et les terrasses des cafés!... tous les impuissants regorgent d’idées!... et les philosophes!... c’est leur industrie les idées!.. ils esbrouffent la jeunesse avec! ils la maquereautent!... la jeunesse est prête vous le savez à avaler n’importe quoi… à trouver tout : formidââââble! S’ils l’ont commode donc les maquereaux! Le temps passionné de la jeunesse passe à bander et à se gargariser d’«idéaas»!... de philosophie, pour mieux dire!... oui, de philosophie, Monsieur! la jeunesse aime l’imposture comme les chiens aiment les bouts de bois, soi-disant os, qu’on leur balance, qu’ils courent après! Ils se précipitent, ils aboyent, ils perdent leur temps, c’est le principal!... aussi, voyez tous les farceurs pas arrêter de faire joujou avec la jeunesse… de lui lancer plein de bouts de bois creux, philosophiques… si elle s’époumone la jeunesse!... et si elle biche!... qu’elle est reconnaissante!... ils savent ce qu’il lui faut, les maquereaux! des idéâs!... et encore plus d’idéâs! des synthèses! et des mutations cérébrales!... au porto! au porto toujours! logistique! formidââââble!... plus que c’est creux, plus que la jeunesse avale tout! bouffe tout! Tout ce qu’elle trouve dans les bouts de bois creux… idéââs… joujoux!»...«Entretiens avec le professeur Y» Gallimard (p.19-20).


Pourtant, les idées ne manquent pas chez Céline, elles foisonnent aux files des pages, explosent de trouvailles, de merveilles, de perles, joyaux d’entourloupes et de tempêtes fulgurantes de mots et d’images; le souffle et les enchainements font rire, pleurer et, surtout, comme ça, au détour d'une expression, réfléchir. S’interroger, juste ce qu’il faut pour laisser se dessiner un sourire, tout léger. Une hésitation qui peut éclater tel un éblouissement… Après tout, c’est peut-être vrai, que «le monde n’est qu'une immense entreprise à se foutre du monde».


La subtilité dans la démesure, son message, d’apparence grossière pour certains, primaire et vulgaire pour d’autres, s’impose bien davantage que les savantes idées décortiquées, énoncées et expliquées par des spécialistes chevronnés, diplômés et imbus de certitudes métaphysiques, les gardiens de nos «valeurs universelles». Ces penseurs représentent un vaste savoir qui, par définition, se doit d’être inaccessible aux communs que nous sommes, occupés à gagner notre pitance. Cela leur permet d’alimenter leurs machines à idées destinées à nous rassurer sur notre sort tout en s’assurant de leur utilité; raison, sagesse et lumière vont de pair et tant pis pour celui qui n’a pas les moyens de ses ambitions… que le meilleur file avec la caisse.


Prenons l’idée de liberté…Ah! La belle idéâââ! Millénaires, depuis la nuit des temps qu’elle nous tarabuste, nous fait rêver! Idée insaisissable, chantée en vers et en prose en hommage aux milliers de libérateurs, dictateurs et illustres fondateurs de nos démocraties modernes; aboutissement difficile après tant de peines, de luttes, à la sueur des sacrifices et des révolutions pour aboutir à cette grande finalité qui est la nôtre. Quotidiennement, la liberté sur grand écran, tellement insipide et veule qu’elle écœure… Tant et tant d’efforts pour en arriver là.


Paradoxalement, la liberté est une idée dangereuse qui peut devenir vite incontrôlable. Il est alors nécessaire de la limiter, de la restreindre, de l’encadrer pour mieux s’en repaître et s’illusionner de vivre dans le meilleur des mondes. Il importe donc de la façonner en modèle idéal, mais pratique, bien adapté aux conditions réelles de la société, car, le danger de dérapage est toujours présent. L’immonde! La bête qui attend, toujours tapie, nous guette, nous pourchasse, nous détourne de nos véritables valeurs et menace nos institutions.


Alors, à la rescousse, les intellectuels s’activent, bouillonnent d’idées sur la nécessité de nous protéger contre nos excès, nous mettre en garde contre nos propres abus, l’ivresse et la folie d’une liberté mal tenue, la désorganisation des sens qui mène tout droit à l’anarchie. L’idée de base, sublime, est de réglementer la liberté, la légiférer, l’enchainer afin que cette belle et grande idéâââ demeure figée à jamais momifiée dans les chartes, les constitutions, les principes et les déclarations d’autosatisfaction. Pour être encore plus définitif, louangeons ses bienfaits dans les églises construites à sa gloire et à ceux par qui est sortie l’étincelle…


Et pourtant, combien sont vraiment dupes devant tout ce tape-à-l'œil?


À preuve de toute la fragilité de cette mascarade, c’est que les gardiens, les polisseurs d’idées sont toujours un peu inquiets lorsqu’un illuminé comme Céline s’interroge et perce l’opacité de leurs discours, démontre le vide de leur argumentation, que cette liberté que l’on s’acharne à glorifier par tous les moyens n’est que du bourre mou et sent la putréfaction de ceux qui sont morts en leur nom.


Pour Céline, du haut de leur chaire, ces maquereaux ressemblent tous à de tristes curés, cols blancs grands ouverts pour faire décontracte, soutane de prix et amis bien placés, preuve que les bonnes idées paient toujours. Du haut de leurs relations, ils imposent la vision de leur monde idéal; visions de liberté, des droits, de l’homme et de la marchandise; les droits d’auteurs, les droits de culte, les droits des uns et des autres qui finissent par s’annuler pour devenir une magnifique et superbe dictature du vide et de l’insignifiance.


Dernière en liste, l’idée magique qui chapeaute définitivement l’idée de liberté : l’éthique, le retour d’un vieux et merveilleux concept, marque déposée des intellectuels à la mode qui leur permet d’arrondir leurs fins de mois. Imaginons un moment le plaisir de Céline à nous causer de l’éthique dans nos sociétés parvenues enfin aux frontières de la perfection…


Convenons donc avec Céline, que l’organisation des idées sert essentiellement à maintenir les privilèges d’un groupe au détriment d’un autre ou de plusieurs en même temps.


Parfois, lorsqu’une idée persiste trop longtemps, il peut se produire un grand chambardement. Nous assistons alors à la mise en place d’un nouveau pouvoir qui s’activera à étouffer les nouvelles idées alors en vigueur pour finalement atteindre exactement le même résultat qu’auparavant. Les idées se transforment, mais l’homme reste le même, ordure intégrale.


Des modes, les idées vont et viennent et se répètent, s’imposent, durent un moment, se tarissent par lassitude et, un bon jour, reviennent d’on ne sait où… Une déferlante, puissante et dévastatrice qui emporte toutes les anciennes idées. Au point où l’on se demande comment on n’y a pas songé avant. L’image du bout de bois, dans le texte de Céline, ramène dans sa juste perspective l’ensemble du phénomène… Nous courrons tous après le premier venu qui saura nous vendre ce que nous croyons être l’idée du bonheur.


Alors, mourir pour ses idées… le pas est vite franchi; quoi de plus grandiose que d’offrir sa vie à la réalisation d’une idée?… Les Dieux, le Roi, la Patrie, la Liberté, la Révolution, la République, l’Écologie, mille Valeurs, mille misères si chères à l’humanité progressiste, qu’il importe d’en porter aussitôt la bonne nouvelle chez les voisins.


Fatalement, la guerre est vite devenue une grande idée qui s’accroche depuis toujours, la plus belle en fait, noble, elle assure la communication des idées. Elle s’impose d’elle-même afin d’assurer la paix aux hommes de bonne volonté; les armes, l’uniforme; la beauté des défilés constitue habituellement le meilleur moyen de convaincre les septiques que nos idées sont les meilleures. D’ailleurs, Céline y a consacré la totalité de son œuvre et magistralement décodé l’imposture de ce grand mensonge.


Une belle idée, ce mensonge de la «der des ders» celui de 14-18, est vite devenue, en 39-45, «plus jamais ça» ou quelque chose d’approchant. Peu importe, la raison qui sous-tend l’exercice, le résultat reste le même, des monceaux de cadavres et de gravats à plus savoir comment s’en débarrasser. Tuez! Massacrez! Mentez! Justifiez! Il en restera toujours quelque chose de positif, foisonnement d’où en ressortira de nouvelles et grandes idéâââs.


«Mois après mois, c’est sa nature, le paumé gratis il expie sur le chevalet «Pro Deo», sa naissance infâme, ligoté bien étroitement avec son livret militaire, son bulletin de vote, sa face d’enflure. Tantôt, c’est la guerre! C’est la paix! C’est la reguerre! Le triomphe! C’est le grand désastre! Ça change rien au fond! Il est marron dans tous les retours. C’est lui le paillasse de tout l’univers… il donnerait sa place à personne, il trétille que pour les bourreaux. Toujours à la disposition de tous les fumiers de la planète!» (Guignol’s band l, la Pléiade t.3 p.97)


Céline dénonce ces faiseurs d’idées, vendeurs de rêves, ces charlatans qui, au nom de la philosophie, tentent de nous convaincre qu’ils entretiennent la seule Vérité possible. Ils détiennent le secret de leur bonheur. Ils obligent le bon peuple à s’embarquer dans leur galère et à ramer en cadence, parce que là-bas, se trouve une terre promise, la seule direction possible, une île merveilleuse, l’Eldorado…«La vie devient plus belle camarades, la vie devient meilleure», disait le Petit père des peuples… Belle, idée, ma foi qui, selon Soljenitsyne a coûté pas loin de 70 millions de morts…


Dans ces «Entretiens avec le professeur Y», écrit au milieu des années 50, Céline vise directement Sartre, l’incubateur à idées nouvelles; Sartre qui sera bientôt à l’apogée de sa gloire, accueilli telle une vedette rock partout où il passe. C’est lui qui endoctrine la «jeunesse» en lui lançant des bouts de bois que chacun rapporte en chien fidèle, espérant être aux premières loges pour le nécessaire changement de garde. En accusant Céline d’avoir été acheté par les nazis, Sartre aura la merveilleuse faculté de réussir à passer pour un défenseur de la justice et de la liberté tout en se jetant dans les bras de la dictature communiste.


Alors, des maquereaux, les intellectuels? Des imposteurs à la solde des véritables détenteurs du pouvoir qui collaborent allègrement, couchant dans le même lit pour une gigantesque partouze aux frais de la populace? Pourquoi en douter? Les faits sont là, indéniables, mais ne jetons pas la pierre au ténia pour autant… Ni pire ni meilleur que les anciens, que ceux qui trônent aussi de nos jours, il n’est qu’un minuscule rouage de l’engrange dans lequel nous tournons et tournons jusqu’au trépas, la seule Vérité.


Sauf que nous devons rendre justice à Céline…


De Hitler à Staline en passant par de Gaule ou bien de Chavez à Obama en s’attardant à Mitterrand, les philosophes flattent un ou l’autre des camps en entretenant l’illusion du bien commun, pendant ce temps, les marchands de canons brassent des affaires et assurent notre avenir.


Pierre Lalanne

lundi 7 décembre 2009

Céline et les têtes molles


Céline et les têtes molles

Pierre Monnier

Le Bulletin célinien, 1998


«…si j’écris, c’est pour donner de Céline une image en tout point différente, absolument contradictoire aux analyses, exégèses, affirmations, fantasmes et divagations des spécialistes, pour lesquels il n’existe aucun critère intellectuel et moral autre que la référence au racisme et à l’antisémitisme. C’est parce que moi, qui ne suis pas un intellectuel, mais simplement un lecteur sérieux et un observateur appliqué de l’évènement, j’ai lu Céline dès 1932, quand parut le Voyage et parce que, depuis lors, je l’ai toujours lu sans rien laisser passer, tout en regardant autour de moi et en détectant l’immonde coalition d’intérêts qui tendait à déchaîner le massacre des jeunes français. Jamais colère ne fut plus justifié que celle de Ferdinand.» (p.63-64)


L’histoire de Pierre Monnier et de Louis-Ferdinand Céline est le résultat d’une amitié singulière, d’une solidarité profonde et indéfectible. Relation basée sur un engagement inconditionnel d’une rare sincérité et qui, au départ, découle du remboursement d’une sorte de dette morale de Monnier envers l’écrivain, mais qui se transforme, au fil du temps, en une belle complicité… À la vie! À la mort! Il ressort de son action, un exemple de droiture, de conviction et de désintéressement.


Un véritable homme d’honneur…


Monnier a d’abord connu Céline par son écriture aussitôt convaincu de la sincérité absolue l’écrivain; pacifiste, il ne s’attache à aucune idéologie, sinon qu’il est incapable de demeurer insensible devant celui qui souffre; celui qui, inévitablement, paie la note de la connerie humaine. Pour Monnier, Céline s'acharne à défendre le faible, celui qui écope face à la folie des maîtres, pourvoyeurs de chair fraiche pour les fossoyeurs et les marchands de canons. Malgré le déferlement hystérique de l’avant-guerre, Céline ne bronche pas. Il reste un des rares à persister et à dénoncer les va-t-en-guerre, les comploteurs détenteurs du pouvoir contre la montée en force d’une nouvelle Allemagne cherchant à prendre un peu de place parmi les grands.


Sa perception de Céline est limpide et sans complexes, pour Monnier, les pamphlets ne sont pas racistes, ne dénoncent pas le Juif, mais les lobbys qui poussent les États dans un nouveau conflit aussi dévastateur que celui de 14-18… «Pour bien rigoler dans les tranchées» titre la bande-annonce de «Bagatelle pour un massacre». Le sentiment de Monnier d’alors reflète la peur générale de ceux qui devront affronter la déferlante nazie. Céline savait la guerre proche et hurlait sa terreur; en 1940, Monnier allait également connaître la terrible efficacité technologique de la Grande faucheuse et tâter dur, le champ de bataille :


«Moi, je n’avais rien demandé, mais j’étais là devant les panzersdivisionen, et j’ai failli être bousillé… La débâcle… le massacre… les beaux draps… soit!» (Céline et les têtes molles p.50)


Ce sont pour ces raisons que plus tard, il n’a pas hésité en voyant l’écrivain poursuivi jusqu’au Danemark, emprisonné, fragile, méprisé, isolé et, finalement, détenu en «résidence surveillée» sous menace d’expulsion avec l’article 75 au cul. Monnier a ressenti profondément l’injustice faite au plus grand écrivain du siècle, et ce, dans ses convictions les plus sensibles. Seul contre tous, il a donc décidé de l’aider à tout prix, tout comme Céline s’est débattu pour porter la voix de ceux qui refusaient la guerre.


Il n’a jamais hésité à bousculer, déranger, solliciter pour que la France reconnaisse en Céline l’artiste et le patriote. Dans «Ferdinand Furieux», à travers une riche correspondance, Monnier raconte cette aventure merveilleuse d’une rencontre unique et le développement d’une amitié qui n’a cessé de s’épanouir jusqu’à la mort du premier.


Que pouvait représenter pour Céline ce garçon si enthousiasme et un peu naïf, prêt à combattre les moulins à vent pour que triomphe la vérité et la justice? On sait la méfiance de Céline envers les hommes en générales et même envers ses plus vieux amis, mais, dans ses lettres à Monnier, à part le découragement favorisé par l’isolement et l’exaspération pour une situation littéraire et juridique des plus incertaines, on sent de la part de Céline un vif sentiment pour cet homme dévoué qui, avec si peu de moyens, remue ciel et terre, bouscule l’indifférence et le silence. Monnier représente une bouée pour Céline, un vent frais venu de France qui l’atteint sur les côtes de la Baltique.


On peut dire que le vieil ours de Korsør s’est laissé lentement apprivoiser par le jeune renard, mais parce que Monnier n’attendait rien en retour… Il désirait seulement rendre à Céline ce que ce dernier lui avait déjà offert gratuitement par l’entremise de ses livres : la dignité et le droit de penser par soi-même; le droit au refus…


Avec la parution de «Ferdinand Furieux» en 1979, l’on constate que cette amitié va bien au-delà de la mort de l’écrivain. Monnier demeure un chien de garde, car, parvenu au seuil de sa propre vie, il revient en 1998 avec l’opuscule «Céline et les têtes molles» pour prendre de nouveau sa défense contre une autre offensive de dénigrement.


Le milieu des années 90 marque la réédition de «Céline en chemise brune» de Kaminski, publié une première fois en 1938; puis la publication de deux autres petits ouvrages sommes toutes assez insignifiant : «L’art de Céline et son temps» de Michel Bounan et «Contre Céline» de Jean-Pierre Martin. Insignifiant parce que, encore une fois, ces auteurs se limitent bêtement à associer Céline au nazisme, au racisme et à l’antisémitisme. Pierre Monnier reprend son bâton du pèlerin, dénonce, explique encore et encore le contexte et les circonstances, les détails de l’histoire que l’on s’efforce d’ignorer volontairement et banaliser, demeure la bêtise et la mauvaise foi. Monnier ne craint pas d’étayer sa perception crue de la réalité sur les véritables causes et elle en vaut bien d’autres :


«Sur les décision criminogènes du traité de Versailles, rien, pas une ligne; sur le sabotage du pacte à quatre, sur la déclaration de guerre en 1939, sans la convocation constitutionnelle du Parlement, sur le désastre qui a suivi, le malheur et la misère du peuple, rien pas une ligne; sur le mépris du pouvoir britannique et de Churchill pour les français voués au sacrifice, rien pas une ligne; sur les activités des financiers et des capitalistes anglo-saxons qui ont choisi le partage du monde avec Staline et les communistes plutôt que la paix avec l’Allemagne et l’Italie, rien, pas un mot, pas une ligne; sur les bombardements aveugles des villes de France et les dizaines milliers de victimes… rien pas une ligne; sur tout ce qui a motivé la colère de Céline, rien, pas un mot, pas une ligne» (p.23-24).


Rien de bien nouveau dans le débat, sinon la constante satisfaite des intellectuels, qui se limitent toujours à la même face d’une médaille polie par l’usure. Cela est d’autant plus vrai que nous pouvons établir régulièrement des parallèles avec la propagande d’aujourd’hui. Pensons à cette série culte sur la Seconde Guerre mondiale «Apocalypse», encensée par les médias, mais, explique-t-on, dans cette série du siècle aux belles images de destructions numérisées, les causes profondes du conflit? Le traité honteux de Versailles, le mépris, la haine entretenue contre l’ennemi héréditaire, la désorganisation totale du pays, le chaos, la crise mondiale du capitalisme, la guerre civile et, enfin, l’arrivée de Hitler reconnu comme un sauveur et cet immense espoir suscité par sa prise du pouvoir. Avec Hitler, l’Allemagne retrouvait une fierté nationale et l’Empire britannique ne pouvait que se rebiffer devant ses intérêts menacés.


De tout ça… Rien, pas un mot, pas une ligne… La question générale de la responsabilité n’est jamais posée de manière fondamentale, pour le public, le sujet est évité et pour cause… Tout doit être simple : Hitler, une légende noire, un démon, un antéchrist sortis tout droit de l’enfer, qui envoûte les masses dépassées et fragilisées et rend l’homme semblable à la bête. Voilà, tout est dit, l’incarnation du mal…


La diabolisation de l’Irakien Saddam, honteusement exécuté par ses anciens amis, répond exactement au même type de lavage de la mémoire collective, à cette logique implacable de la banalisation de l’histoire…côté des bons et côté des méchants… imposition d’une morale à sens unique où un massacre peut fort bien en justifier un autre à la condition qu’il se trouve du bon côté des choses.


Pierre Monnier n’est surtout pas dupe et le renouvellement des critiques envers Céline est prétexte à réitérer son admiration envers l’écrivain qui ne s’est jamais dérobé devant la connerie universelle … Il réaffirme que rien ne justifie le casse-pipe… Qu’il n’y a pas de haine en Céline, ni de dualité, mais de la colère, uniquement de la colère et de la rébellion :


«Céline n’est pas, n’a jamais été double. L’écrivain, le grand écrivain, est unique et simple. L’image d’un auteur, qui serait aussi un personnage de haine et de ressentiment est une sottise. Il n’y a pas dans Céline un romancier, créateur, poète, raconteur d’histoires et pétri d’émotion, doublé d’un salaud qui serait biologiquement partisan de la domination de certaines races sur les autres antisémite.


Il n’y a qu’un homme, doué d’un regard pénétrant, observateur impitoyable, hypersensible et frémissant, dont toute la vie a été tendue par l’irrésistible besoin de l’écriture… Qu’il s’agisse de raconter la mort du troufion sur le bord du fossé… la tendresse de la prostitué… les intrigues et entourloupes des vicieux de la puissance dominatrice qui ne dit pas son nom… la promenade dans les jardins de Sigmaringen, les affres du passager qui vomit et se vide sur le pont d’un bateau, les imprécations contre le tortueux qui préparent, à l’abri des plus nobles considérations morales, le massacre du petit paysan… (p.69-70)


Monnier vise tellement juste, Céline, c’est tout ça et seulement ça, de l’extrême colère des pamphlets à l’extrême tendresse de ses romans… la simplicité, la douceur et son impuissance devant la douleur des hommes et des animaux. Pour voir, pour sentir et pour illustrer ce que Monnier cherche à montrer et que jamais les dénigreurs de la prose célinienne n’osent aborder, revisitons ce texte sublime de la mort de Bessy la chienne ramené du Danemark :


"Je peux dire que je l'ai bien aimée, avec ses folles escapades, je l'aurais pas donnée pour tout l'or du monde... pas plus que Bébert, pourtant le pire hargneux griffe déchireur, un tigre!... mais bien affectueux, ses moments... et terriblement attaché! j'ai vu à travers l'Allemagne... fidélité de fauve...


A Meudon, Bessy, je le voyais, regrettait le Danemark... rien à fuguer à Meudon!... pas une biche!... peut-être un lapin?... peut-être!... je l'ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud... qu'elle poulope un peu... elle a reniflé... zigzagué... elle est revenue presque tout de suite... deux minutes... rien à pister dans le bois de Saint-Cloud!... elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste... c'était la chienne très robuste!... on l'avait eue très malheureuse, là-haut... vraiment la vie très atroce... des froids -25°... et sans niche!... pas pendant des jours... des mois!... des années!... la Baltique prise..


Tout d'un coup, avec nous, très bien!... on lui passait tout!... elle mangeait comme nous!... elle foutait le camp... elle revenait... jamais un reproche... pour ainsi dire dans nos assiettes elle mangeait... plus le monde nous a fait de misères plus il a fallu qu'on la gâte... elle a été!... mais elle a souffert pour mourir... je voulais pas du tout la piquer... lui faire même un petit peu de morphine... elle aurait eu peur de la seringue... je lui avait jamais fait peur... je l'ai eue, au plus mal, bien quinze jours... oh, elle se plaignait pas, mais je voyais... elle avait plus de force... elle couchait à côté de mon lit... un moment, le matin, elle a voulu aller dehors... je voulais l'allonger sur la paille... juste après l'aube... elle voulait pas comme je l'allongeais... elle a pas voulu... elle voulait être un autre endroit... du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux... elle s'est allongée joliment... elle a commencé à râler... c'était la fin... on me l'avait dit, je le croyais pas... mais c'était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d'où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord... la chienne bien fidèle d'une façon, fidèle au bois où elle fuguait, Korsør, là-haut... fidèle aussi à la vie atroce... les bois de Meudon lui disaient rien... elle est morte sur deux... trois petits râles... oh, très discrets... sans du tout se plaindre... ainsi dire... et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue... mais sur le côté, abattue, finie... le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d'où elle venait, où elle avait souffert... Dieu sait!...


Oh, j'ai vu bien des agonies... ici... là... partout... mais de loin pas des si belles, discrètes... fidèles... ce qui nuit dans l'agonie des hommes c'est le tralala... l'homme est toujours quand même en scène... le plus simple… (D'un château l'autre) 1957.


Comment ne pas s’émouvoir?… Comment ne pas pleurer devant cette mort si digne et oser cracher sur un poète de cette trempe?… Songer même une seconde que nous sommes en présence de la pire ordure de l’histoire de l’humanité, prêt à expédier ses semblables à la fosse commune à la première occasion est une ignominie…


«Pendant ce temps, les gens sérieux fouillent Nord , d’un château l’autre et Rigodon, pour détecter quelques mots compromettants du genre «bougnoule» ou «youpin» qui permettront d’étayer le procès» (p,71)


En réalité, avec Céline et ses contradicteurs, nous en sommes toujours exactement au même point… Nous en avons encore pour cent ans, les articles publiés autour de la parution d’un choix de lettre à la Pléiade, le démontrent, le procès n’est pas équitable, les dés sont pipés et les juges corrompus.


Nous devons un immense respect pour la sensibilité et la persévérance de Pierre Monnier qui va bien plus loin dans la compréhension de Céline, que les savantes analyses objectives d’experts qui cherchent à fixer l’écrivain à l’intérieur d’une multitude de concepts inextricables et contradictoires; une glue de théories moralisatrices et de jugements lapidaires. Céline reste au-dessus des raisons d’État et de l’agitation des salles de rédaction ou des laboratoires de sciences sociales.


Céline, il suffit de le lire avec ses tripes et le reste vient tout seul…Cela, Pierre Monier l'a parfaitement compris.


Pierre Lalanne