samedi 21 novembre 2009

La damnation de Louis-Ferdinand Céline

«Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.» (Mort à crédit, p.12)


Préméditée, la damnation de Louis-Ferdinand? Voulu, désiré, préparé et entretenu soigneusement tout au long de sa vie, intégrée au processus de création pour que, jamais, il ne laisse indifférent?


Jusqu’à l’aboutissement, les dernières années, cette image forte du renégat qui s’offre gratuitement à la galerie pour l’amusement du bon peuple; l’ermite déglingué et brisé par le malheur, comme pour intensifier cette rupture définitive entre les parvenus de l’après-guerre imbus de leur « victoire » et le vaincu indésirable, de retour d’exil; instable, courbé, fragile, mal rasé, cheveux trop longs, habillés de loques, hargneux, le regard acerbe, isolé du monde extérieur entouré de murs et une meute de chiens enragés, même son perroquet semble dressé pour se débarrasser des importuns qui oseraient s’aventurer jusqu’à lui.


Théâtral, il se montre aussi en humilié et faussement docile devant le troupeau bêlant, amplifie son expression de maudit, celle que l’on désire voir de lui, un être répugnant; ours mal léché il provoque les journalistes, en rajoute, affirme qu’avec la mort de Léautaud, il est le nouveau clown de la littérature française… Tous ces gens ne soupçonnent même pas que Céline se plait de leur jeu, se modèle à leurs jugements en devenant leur propre miroir, reflétant leurs mensonges, les rassurant dans leurs certitudes de bon goût.


En fait, Céline constitue le seul témoin mystique du XXe siècle; l’écrivain illuminé, véritable starets inspiré, qui prépare soigneusement ses futures prophéties dans le silence de sa caverne de Meudon; Céline forgeant sa légende dorée… inversée. Céline plongeant dans les ténèbres du temps. Céline faisant pacte avec le diable.


Comment ne pas être maudit?


Il représente, dans son sens le plus noble, le portrait idéal d’un libertin du XVle siècle, libre-penseur transposé dans un XXe d’obscurité; aucune attache, aucun parti, aucune idéologie, aucune école, la présence d’un homme aussi libre, ne peut que déranger et, finalement, rejeté par l’ensemble, le bon droit. La liberté n’est pas un concept bellâtre qui s’exprime sous une forme sartrienne, totalitaire et uniforme, mais qui explose au dessus du marécage en balayant l’hypocrisie ambiante.


Céline s’est peut-être laissé surprendre par le mirage que pouvait encore offrir à l’époque, la fonction supérieure de l’écrivain qui, pensa-t-il, le protégerait de la meute réactionnaire? Pourtant, il savait fort que la France n’a jamais été tendre envers ces écrivains qui ne s’intègrent pas dans le combat séculaire entre le bien et le mal. Pour Céline, le bien et le mal n’existent pas, les fondements spirituels de la nature humaine sont basés uniquement sur le mensonge, l’humanisme, les religions, le matérialisme ne sont que des moyens d’assouvir la domination des uns sur tous les autres.


Dès « Voyage au bout de la nuit », il s’est engagé volontairement dans cette voie. A-t-il plongé consciemment, en sachant le prix qu’il aurait à payer ou bien, il a simplement pressenti le destin en se laissant entraîner à la fois par son propre flot et par celui de l’Histoire? L’œuvre de Céline est portée par un triple alignement de circonstances qui ont agi en concordance; sa vison et sa sensibilité au monde, la conjoncture sociopolitique de son temps et son génie littéraire.


Comment une telle fusion ne pouvait-elle pas provoquer des explosions en chaîne faisant osciller les colonnes du temple. « Féérie pour une autre fois » aurait pu en constituer la finalité, l’expression de la fin d’un monde, mais le roman en est seulement le point culminant, l’affrontement des puissances du ciel forçant les hommes en s’enfoncer dans les ténèbres, une lente descente aux enfers qui se prolonge dans une interminable déroute.


Certes, « Voyage au bout de la nuit » demeure le livre phare, celui qui entraine à sa suite tous les autres; celui par lequel Céline soulève le couvercle de nos certitudes, entrouvre le panier de crabes, le premier jalon du style célinien est alors posé, le point de référence, l’incontournable, celui qui annonce le long chemin de la perfection.


Paradoxalement, « Voyage »est aussi celui qui repousse tous les autres livres. Le Céline acceptable, celui que l’on lit encore, avec « Mort à crédit ». Les pamphlets, tout le monde connaît, mais ils demeurent à semi-interdit, inaccessibles et hors de prix.


Plus personne ne lit « Guignol’s bands » et encore moins les « Fééries » dont la réputation de livres ratés, est profondément ancrée dans les esprits. Également ignorée, la tribologie allemande et, pourtant, quelle saga fantastique, épopée, chroniques d’une catastrophe apocalyptique. Les films hollywoodiens d’aujourd’hui aux effets spéciaux de destructions planétaires ne sont absolument rien à comparer à la réalité, à cette Allemagne désarticulée, chaotique, écrasée sous les bombes alliées, mais qui s’acharne à maintenir la tête hors de l’eau attendant la fin avec une hauteur dérangeante.


Officiellement, la damnation de Céline passe par ses pamphlets, la pointe de l’hérésie, l’incontestabilité de l’acte d’accusation, les livres qui avalent tous les autres. Pourtant, Céline a compris que les pamphlets constituent le prétexte au bannissement et masque un crime d’autant plus grave. Dès « Voyage », Céline a contesté le dogme de l’Homme, sa supériorité sur le reste du monde avec le droit d’inventer des Dieux et d’imposer des morales selon ses intérêts de pouvoir.


Pire, Céline ne s’est jamais plié aux vérités judéo-chrétiens de la confession, il n’a jamais expié ses fautes et pire encore, ne s’en est jamais excusé, affirmant même que personne ne lui a prouvé qu’il avait tort, mais tort à propos de quoi?


La réalité va au-delà de la question « politique », et on peut fort bien comprendre que la gauche a été éblouie par « Voyage au bout de la nuit », y voyant un allié à endoctriner, mais très peu ont compris que Céline allait beaucoup plus loin qu’une nécessité de changement de régime… une classe en remplace une autre et la nature humaine reprend ses droits. En fait, Céline dénonçait le premier responsable de l’exploitation de l’homme, l’homme lui-même. C’est bien pour cette raison, qu’il a affirmé se considérer comme le seul et véritable communiste de son temps.


Céline s’est damné en s’attaquant aux fondements de l’homme, bousculant le verbe, le remodelant afin de s’emparer du souffle divin. L’art des mots constituait l’unique possibilité de, peut-être, sauver l’homme de sa médiocrité où s'enfonce inexorablement. Délibérément, il en a poussé les limites jusqu’aux dernières extrémités; sacrifiant son corps, sa santé, son âme et sa réputation à cette transformation du verbe.


Il n’existe pas de possibilité de salut, le Dieu des Juifs est un usurpateur et son fils fait homme un charlatan. Il conserve tout de même une forme d’espoir, recherche une appartenance qu’il n’a jamais pu identifier avec certitude, revenir aux origines, reconnaître le lieu où l’homme avait emprunté le mauvais croisement et repartir à zéro.


Nostalgique, il croyait en un passé fabuleux, la recherche de «l’outre là», les marques de l’identité, peut-être vers ce Nord mythique, la pureté des racines, la mer, une voie d’avant la christianisation de l’Europe; christianisation qui représente pour lui, la négation de l’homme.


Soupçonnait-il l’impossibilité de la tâche? Certainement! Il ne pouvait pas revenir en arrière et remporter son combat, mais peu importe, il fallait le mener en « mettant sa peau sur la table».


Quel équarrissage on lui fait encore subir!


La damnation éternelle est le prix à payer pour l’expression d’une réelle libre pensée.


Pierre Lalanne

dimanche 1 novembre 2009

Un autre Céline



Un autre Céline,

De la fureur à la féérie.

Deux carnets de prisons.

Henri Godard, Éditions Textuels, Paris 2008


Un beau livre, offert en deux volumes, un rouge et un autre noir, sous coffret avec, en frontispice, un Céline jeune dessiné par Gen Paul, belle facture, photos, facsimilés, textes aérés, présentation soignée. Première impression, une étrange sensation de froidure, un Céline hors du temps, étranger, comme si en cherchant à le percer, à le mettre en perspective avec son époque, il en devient que plus flou, inaccessible.


Certes, n’accusons pas l’auteur de préméditation, qui s’efforce plutôt à le cerner, à tenter de le définir à travers ses goûts, ses influences, Céline en son époque. Démarche essentielle, mais insuffisante parce que trop fragmentaire, trop superficielle, un survol. Tout en tentant de situer Céline, M. Godard ne fait qu’effleurer ce XXe, si lourd à porter... On sent de la retenue, il tient trop à sa neutralité de spécialiste pour laisser filer l’émotion. Les tabous envers Céline sont plus présents que jamais, amplifiés même, mais bon, le second volume rachète le tout!


Premier volume: «De la fureur à la féérie». En fait, une série de petites rubriques abondamment illustrée, iconographie qui fixe le contenu du livre, le lecteur comprend vite ce que l’auteur cherche à montrer. Première fureur : «Coup de force et coup d’éclat». «Voyage au bout de la nuit», bien sûr, la réception par les critiques et l’onde de choc ressenti; un cataclysme autant littéraire que social, une véritable révolution de l’écriture est en marche. C’est en puisant dans les profondeurs de la nature humaine et l’absurdité de la guerre que Céline bouleverse les certitudes et enfonce la littérature dans un coin.


Henri Godard conclut ainsi son premier chapitre :


«Voyage au bout de la nuit, en son temps, a fortement interpellé ces premiers lecteurs, comme le montrent les comptes rendus passionnés qui en ont été donné… polémique… procès… prix Goncourt… Mais, comme toute l’œuvre de Céline, il continue aussi, chose rare, à interpeller ses nouveaux lecteurs. C’est à cette interpellation qu’il doit, en même temps que sa valeur proprement littéraire, de rester aujourd’hui aussi vivant» (p.16)


Second chapitre, seconde rubrique, «La croisade antisémite», bien sûr, toujours une nécessité d’insister sur le caractère inacceptable des écrits pamphlétaires, la tache originelle, les regrets pour un si grand écrivain d’avoir tout gâché. L’auteur en arrive instantanément à l’occupation et à la propagande nazie antisémite, il passe outre sur les raisons séculaires de l’aversion contre les Juifs, profondément ancré dans l’imaginaire et la pensée politique de tout l’occident, et ce, depuis Saint-Paul.


Il aurait été intéressant de situer, de fouiller un peu, mettre en perspective, relativiser le rôle réel de Céline. Pourquoi ne pas parler des écrivains et autres intellectuels ayant aussi trempé dans cette soupe idéologique, histoire qu’à force de montrer Céline comme le modèle parfait de l’antisémitisme, on en a fait un bouc émissaire idéal.


On en revient toujours au même point, le même acharnement, le refus de passer l’éponge sur les horreurs de l’Histoire et, pourtant, ce ne sont pas les exemples d’abominations qui nous manquent pour assouvir nos sentiments humanitaires. Henri Godard insiste sur caractère «insoutenable» des pamphlets et préfère s’emberlificoter les pieds dans des notions de moralités judéo-chrétiennes culpabilisantes, plutôt d’admettre que l’antisémitisme est l’un des fondements essentiels des religions monothéismes issus du judaïsme.


Si l’Histoire n’est pas garante de l’avenir, les massacres, guerres, révolutions et autres génocides en font intrinsèquement partie. L’humanité ne peut faire sans, il faudra bien l’admettre un de ces jours.


Il y a toujours ce côté irritant, propre aux grands spécialistes de Céline, qui refusent de prendre leur objet d’étude dans leur entité. Ils laissent de côté leur «objectivité» et préfèrent se pincer le nez devant celui qui pue en s’excusant d’y trouver du génie. Vitoux également, entretient cette tiédeur molasse ou Almeras, grattant le cadavre jusqu’à l’os, en espérant découvrir dans l’ADN célinien, l’inscription génétique de son antisémitisme…


La nécessité de ce type de livre est d’attester et démontrer que l’écriture Célinienne est, avant tout, délire, transe et débordement. Là, s’engendre la puissance de l’artiste et le distingue de l’ordinaire, de la banalité de la mode. «Féérie…» en est l’exemple le plus accompli, nous retrouvons aussi une partie de cette folie créatrice dans les pamphlets… Comme nous retrouvons la folie créatrice de Sade dans cette violence «insoutenable» d’amas de corps souillés et de cadavres entrelacés…


Le génie créatif atteint son paroxysme en se laissant entrainer par les extrêmes et ces disproportions peuvent prendre différentes formes, passion effrénée, intolérance, autodestruction, suicide, démence… chef-d'œuvre. On ne peut reprocher à Céline cette recherche de l’intensité.


«De la fureur à la féérie» compte neuf autres rubriques, dont le «Paris de Céline», «La danse et les danseuses» «La fascination de la scène» «L’écrivain de la banlieue» «Chansons et art lyrique» «La peinture et les peintres». Elles sont toutes vivantes et pertinentes, mais toujours trop parcellaires. Les pages sur les «Paysages d’élections» demeurent particulièrement belles et sont consacrées à l’importance de l’eau, de la mer, des ports, des navires et de leur mouvement dans cette incontournable légèreté, toujours présente dans l’univers célinien :


«Je suis tenté dès que je vois l’eau… la plus petite raison ça va!… je ferais le tour du bassin des tuileries au moindre prétexte! Dans un verre de montre si j’étais mouche un tout petit peu… n’importe quoi pour naviguer! Je traverse tous les ponts pour des riens… je voudrais que toutes les routes soient des fleuves… C’est l’envoûtement… l’ensorcellerie… c’est le mouvement de l’eau…» (p.67)


Ou encore :


«le charme est trop grand pour moi surtout avec les grands navires… tout ce qui glisse autour… faufile, mousse… les youyous… l’abord sud des Docks… cotres et brigantines au louvoye… amènent… drossent… frisent à la rive… à souple voguent! … c’est la féérie!... on peut le dire!... du ballet!... Ça vous hallucine!... C’est difficile à se détacher… » (p.68)


Le second livre : «Deux carnets de prisons» sont offerts en facsimilé et constitue la véritable raison d’être du coffret. Carnets écrits sur de petits cahiers aux pages préalablement numérotées afin d’éviter que le prisonnier communique directement avec l’extérieur. Chaque nuit, Céline doit remettre les cahiers à ses gardiens, il est facile d’imaginer l’angoisse en se demandant s’il les retrouverait à son réveil.


Ces carnets se veulent avant tout des points de repère, la fuite avec les derniers jours à Paris, Baden-Baden, l’Allemagne, le Danemark, la prison et aussi les personnages croisés, rencontrés, ici et là; les peurs, le découragement, les craintes, la panique de ne jamais revenir et Bébert, toujours présent, en témoin privilégié, comme un porte-bonheur. Pour Godard, Céline organise avant tout la suite de son œuvre, ce qui sera les «Féérie…» «D’un château l’autre» «Nord» et «Rigodon», mais il y a plus, on y sent fortement le besoin de canaliser l’angoisse et l’incompréhension de ce qui lui arrive, un Céline totalement démuni devant la vengeance en gestation.


Juin 1944, avant la fuite, Céline entreprend un dernier tour de piste, photographier dans sa mémoire ces lieux préférés, des visages, quelques amis, les opportunistes, ceux qui lui demandent des dédicaces, des signatures en sachant le prix que cela vaudra après son exécution, petitesse, bassesses ordinaires. Il raconte la dernière rencontre avec sa mère, les rues, Paris, sa ville, le dispensaire, ce qu’on laisse, ce qu’on amène, les menaces, acheter la pommade pour Bébert et surtout cet immense vide devant ce qui s’annonce, on le sent tellement dépassé, impuissant devant le rouleau compresseur qui s’amène, venant autant de l’Est que des plages de Normandie.


Les pages les plus émouvantes sont celles qui précèdent son départ de Paris :


«Ma mère est à moitié aveugle et son cœur cède – elle a trop travaillé, trop souffert – elle n’a pas compris grand-chose – je l’ai bien fait souffrir – elle est tout dévouement et cœur, moi aussi, tout sacrifice, moi aussi – Je suis comme elle mais à présent il faut que je parte – ce sera pour demain – après demain – On reviendra?? Je n’ose pas penser qu’on ne reviendra plus – Je n’ose plus penser raisonnablement – On va laisser tout ainsi comme si on partait en vacance – Inès la femme de ménage est folle aussi de misère – Tout se déchire – je suis trop vieux trop malade pour un tel déchirement – Je n’ai pas voulu moi la guerre – dans mon imbécilité héroïque j’ai pesé par mes livres contribuer à l’éviter et voilà c’est moi maintenant le traitre, le monstre…» (p.53)


Plus loin, juste avant le départ :


« - on pleure tout les deux… Toutes ces lignes là ces rues ces verdures ces toitures la Seine son long sillon – l’Opéra – mon quartier – le temple où j’allais avec ma grand-mère – la République – ce sont les lignes comme d’un visage – maintenant tout hostile tout soudain tourne contre moi… tout cela danse danse dans les larmes… il faut s’en aller abandonner ma ville- … Lucette fait son baluchon - …» (56)


Après Baden-Baden, le style évolue, devient pressé, télégraphique, des mots lancés à toute vitesse, crachés aux vents brûlants des bombardements, fabuleuse traversée du Reich, rapidité qui lui permet de maintenir son rythme, créer les liens, les associations, mais plus tard, lorsque tout sera un peu apaisé. Dans ces rares instants, il donne l’impression de reprendre confiance en l’avenir, que dans sa tête s’écrivent déjà ses livres. Il revit.


À Copenhague, le souvenir est trop proche, l’angoisse de l’ignorance et sa sensibilité redevient, aiguë, les phrases s’allongent sensiblement, attentif, confiné dans sa mansarde d’où il n’ose plus sortir devant la défiance des uns et l’hostilité des autres. La hantise d’être pris. Chaque mot est une bouée, un cri et ce sont les mouvements de foules, la capitulation, l’incertitude et encore la peur, Bébert, Lucette et l’arrestation, éminente, une question de temps. L’enferment, la cellule froide, les cris, la maladie et mesquinerie des geôliers, les menaces d’extradition, livrés à ses bourreaux et l’exécution. Toute l’angoisse est là, à fleur de peau, dans ses mots tremblotants :


«…- Je rentre – Prison – Les gardiens me font signe que je vais être expédié en France pour être fusillé – Cela m’est bien égal – s’ils savaient les imbéciles d’où je sors les horreurs que j’ai traversées – Lucette – le rythme divin si fragile de la danse – les bruits l’ont cassé – oh! C’est le plus grave – pourvu qu’on ne lui brise pas l’âme, le secret de danse et des choses – oh! Cela m’angoisse – j’ai si mal au ventre à la tête partout… - ces plaisanteries sont des plaisanteries de chiens - » (p.106)


Des marques d’espoirs aussi, sur une page des cahiers, coincé dans le texte, le dessin d’un bateau, un trois mats dans le vent. Le même modèle que deux autres dessins, un par l’écolier et l’autre par un homme de 40 ans, plusieurs années d’intervalles, mais même silence devant la naïveté des traits (voir p.79, De la fureur à la féérie), cette importance de la mer. Dans les cahiers, le navire prend une signification particulière, déchirante, le bateau, les voiles déployées dans le vent, représente un puissant symbole de liberté, une quête de l’infini, une fuite éternelle vers l’abime.


À Meudon, sur sa tombe, le même navire, gravé cette fois, plus allongé, stylisé, il file magiquement sur les vagues, aborde «l’outre-là»; c’est vraiment le même bateau, fantôme, qui l’a accompagné de l’enfance à la mort. Sur ce bateau, c’est embarqué la Vérité, l’unique, ils naviguent ensemble, là-bas, plein Nord. Le vrai Nord, l’Atlantique, furieuse, au-delà des îles de Saint-Pierre, de Miquelon, l’Islande et Terre-Neuve, quelque part, dans l’écume blanche des banquises.


Pierre Lalanne