samedi 26 septembre 2009

Céline, aucune illusion


Céline, aucune illusion

José Corréa, éditions Alain Beaulet, Paris 2009


Un tout petit livre et un hommage. Un carnet de dessins, quelques pages et pas de texte, de la simplicité du dépouillement, 13 dessins monochromes; c’est peu, mais suffisant pour entrevoir la profondeur du personnage. Les dessins de Corréa sont habités par l’esprit de Louis-Ferdinand Céline. Le regard est là, imposant, on s’enfonce dans des yeux sombres et lourds, fatigués à force de malheurs endurés.


Pourtant, en s’y attardant un peu, en revenant sur le fil des pages, à les feuilleter, les parcourir, on y découvre des sourires voilés, malicieux, comme si Céline nous invitait à le suivre, à descendre en lui où se terrent ses livres. Là, il nous montrera la réalité d’un monde dépouillé de ses artifices… Il nous prévient des dangers, de l’insoutenable, des vengeances possibles, car, la communauté des frères humains est impitoyable.


Chaque dessin s’attarde et effleure les étapes de sa vie, Céline tout jeune, môme des rues de Paris, du passage Choiseul, des vacances à Dieppe et, plus loin, en costume d’étudiant, probablement son séjour en Grande-Bretagne… Puis, le voilà engagé, en grand uniforme, maréchal des logis, 12e cuir. Malgré l’aspect solennel, la pose fière du militaire, Corréa montre un Céline plutôt translucide, fragile, il n’y a pas l’arrogance habituelle que donne l’uniforme.


Les yeux reflètent plutôt une sorte de naïveté, d’incrédulité ou même des marques d’inquiétude envers l’avenir, que tout ces beaux astiquages, plume et clin clan, allaient bientôt s’enfoncer dans la boue des tranchées et ,des hommes par millions, se transformer en viande déchiquetée. Terminés, les belles parades devant les dames de la haute, le gratin; fini, la répression dans les quartiers populaires… aux premières loges pour le véritable spectacle.


Toujours en uniforme, Céline est à présent paré en américain, bien sanglé, conférencier pour la « Fondation Rockefeller » où, en délégation, il traverse la Bretagne, convainc, enseigne, et démontre l’importance de l’hygiène dans la prévention des maladies. Plus fier qu’en cuirassier, on le sent heureux de chercher à soulager la souffrance, plutôt qu’expédier son vis-à-vis dans l’au-delà. Il a peut-être rencontré Édith Follet et s’imagine déjà médecin; tous les espoirs lui sont permis, une vie consacrée à soigner les malades, à apaiser.


Pourtant, Céline ne peut s’arracher à la présence de la guerre, les tranchées, les morts, les décombres et surtout les soldats, seuls ou en colonnes de résignés. Ces poilus sont irréels, avec leurs fusils et leurs baïonnettes démesurément longues qui pointent le ciel, en signe de malédiction. Défilent ainsi, les spectres de son inspiration, les gardiens de sa lucidité, ces fantômes qui lui rappellent inlassablement qu’ils sont en lui et ne le quitteront jamais; la guerre est bien la mère du destin des hommes.


Le premier dessin consacré à « Voyage… » est magistral. Céline est en effigie, ex-voto, accompagne les soldats qui montent au front; au-dessus de l’attroupement, le titre, bien visible: « Voyage au bout de la nuit » et, en dessous de l’écriture, les premières phrases du livre sont bien tassées, peu lisibles et forment un champ de bataille, les phrases deviennent des barbelés et les mots la peur, le froid et la terre. Tragique.


Que dire aussi de ce Céline en Méphistophélès, diabolique, sorcier et magicien de l’ombre, entouré des créatures fantastiques qui peuples ses rêves et prennent vie dans « Guignol’s band ». Son regard donne à frissonner devant sa puissance, un geste et tous ces fous se mettent en mouvement… Un Céline impitoyable, en maître de musique.


Par contre, Céline en médecin frappe par sa bonté et c’est encore là qu’il apparaît le plus heureux, à l’aise, presque paternel envers ceux qui osent frapper à sa porte pour une consultation. Il est rassurant dans son sarrau blanc, incarne la conscience tranquille du sage face à la souffrance, la supériorité de la douceur; la finesse des mains de celui qui soigne… Assurément, la mort reste en filigrane, elle rôde dans tous les coins, guette, mais si le soignant peut seulement s’arrêter et écouter le malade, prendre le pouls de son malheur, l’accompagner autrement que dans l’engourdissement des médicaments, le grand passage en serait d’autant plus facile.


Un de mes préférés est le premier dessin du livre, il montre Céline dans le jardin de son pavillon, à Meudon. Au loin, Paris occupe le ciel, avec le Sacré-Cœur et Montmartre où il a vécu en médecin et en écrivain avec les menaces de guerre, la débâcle, l’Occupation, les bombardements, le débarquement et sa fuite devant la horde sauvage.


Céline est de dos, une silhouette grise enveloppée dans un grand manteau, peut-être cette même cape que sur une photo, à Korsor, où l’on sent le vent de la Baltique. Appuyé sur sa canne, il contemple Paris et l’éparpillement de sa vie, restée là-bas, les morceaux cassés et éparpillés, l’atelier de Gen Paul, la rue Lepic et autres lieux mythiques. Près de lui, un chien debout, Bessy? Entourés de chats dans des postures de chats, debout, couchés, assis tous sont gris et regardent dans la même direction que leur maître et contemplent les mêmes souvenirs; peut-être que même Bébert est là, parmi eux, à se rappeler Féérie et les toits de Paris.


Le paysage est libre et entièrement ouvert, le mur entourant normalement le pavillon est absent, reste seulement la porte grillagée, comme un rappel de son exil intérieur, sa mise au ban, sa solitude. Une porte qu’il ne peut traverser, même à proximité, Paris lui est fermé, un étranger dans son propre pays… une scène touchante et puissante d’évocations hors du commun. Non pas un dessin, mais la fresque d’une épopée.


Un tout dernier dessin qui mérite une admiration complète, Céline est encore de dos et marche dans le lointain. Courbé, affaissé, il traine difficilement une lourde et longue chaine qui traverse la page de part en part et, à l’extrémité de la chaine, comme un boulet, un grand livre avec le titre à demi dissimulé par les fers : « Voyage… » Le livre maudit que Céline porte depuis 1932, un véritable fardeau, la source unique de toute cette haine accumulée contre lui. Quelques traits de crayons et tout est dit. Remarquable!


Les dessins de Correa font vibrer l’émotion et ressortir la finesse dissimulée à l’intérieur de l’écrivain. L’art de Correa montre à la fois un Céline qui se referme devant la brutalité et l’absurdité du monde et s’ouvre devant la souffrance des faibles. Un après l’autre, les dessins invitent subtilement à retourner aux sources céliniennes, à son œuvre qui renferme encore tant d’images oubliées ou à peine effleurées, des vérités insoupçonnées et des visions prophétiques.


Pierre Lalanne

jeudi 17 septembre 2009

Louis-Ferdinand Céline et le XXe siècle


Le XXe siècle commence en 1914. Par contre, en littérature, il débute en 1932 avec « Voyage au bout de la nuit ». La « Recherche du temps perdu » représente davantage la fin du précédant, la description d’un monde déjà perdu pour ceux qui eurent 20 ans en 1914. Proust n’a probablement pas imaginé que son œuvre annonce la victoire totale des « temps modernes » avec ses hécatombes à répétitions.


Céline possédait la sensibilité de pressentir « la raison » de son siècle à partir de son vécu, de ses émotions, d’en décoder le sens et le transposer en écriture; une sorte de 6e sens digne des grands voyants. En plus d’avoir éprouvé son siècle mieux que personne, il l’a compris dans son intégralité. Tellement, qu’il est parvenu à révolutionner la structure de son art afin de mieux le posséder et s’en imprégner; une écriture exceptionnelle pour une situation d’exception. L.F.Céline ne s’est pas adapté au monde, il l’a confronté et réduit à sa plus simple expression, l’immutabilité de la mort.


L’expérience de la guerre, la sienne, l’ignoble boucherie de 14-18, a surtout montré à Céline la véritable nature de l’homme, la valeur réelle que ce dernier accorde à l’existence des autres, sa perception singulière de son altruisme envers ses semblables. L’homme a également démontré sa capacité magnifique dans le perfectionnement de l’horreur collective et industrielle tout en la rendant acceptable à la majorité, même aux victimes.


Son séjour aux colonies illustre une nouvelle forme de cette humanité où l’appât du gain se marie si bien avec le climat poisseux d’une Afrique impossible où tout bascule dans une masse informe et végétale, la faune, le bâti et même le temps se confond dans une humidité intolérable. Céline rencontre la bassesse des petits-maîtres apportant les bienfaits de la civilisation.


Enfin, avec ses années de médecine, Céline se voit confronté à une autre forme d’humanité, aussi sournoise et impitoyable que celle de l’État, la filouterie des pauvres, des démunis, des gagnes petits. Ils sont tout aussi mesquins que les puissants, aussi vils, mais la forme est différente et s’articule sous un autre aspect, moins raffiné, à leur niveau, selon leurs capacités et leurs moyens.


« Voyage au bout de la nuit » propose donc ce XXe siècle en pleine croissance et à peu près libéré des contraintes d’une morale moribonde. L’État devient la nouvelle religion, l’instrument d’un Dieu tout puissant entre les mains d’hommes qui se vautrent dans l’ignominie au nom du bien commun; capitalisme, communisme et fascisme proviennent d’un même semis, la domination et la destruction. « Voyage au bout de la nuit » est une nouveauté, un livre des révélations… Céline y affirme que son siècle marque l’échec total de l’homme et lui jette au visage son statut d’ordure en lui prédisant qu’il ne pourra aller au-delà de cette limite. Sa nature le lui interdit.


Les hommes façonnent les Dieux à leurs images, élaborent des théories, des idéologies, des systèmes économiques totalitaires et les glorifient, les utilisent pour justifier leurs futurs massacres au nom des intérêts du moment… la révolution, la patrie, la liberté, le drapeau, la démocratie, les valeurs marchandes, l’humanisme, le respect des différences sont des mots creux, des dogmes de domination et d’injustice.


Le XXe siècle, c’est aussi l’accélération de l’industrialisation, le raffinement des techniques de production qui pousse l’humain au dépassement de soi dans l’aberration et l’abjection afin de le transformer en une sorte d’automate et le rendre imperméable à toute forme d’imagination autre que marchande; la « raison » et la technique dominent enfin les esprits. Les congés payés, les heures de travail et « l’amélioration générale des conditions de travail » constituent seulement des éléments additionnels au maintien d’un sentiment général, soit l’illusion de l’existence d’un « contrat social » protégeant les soi-disant valeurs sociales des totalitarismes.


Autre conséquence qui en découle, le triomphe de la « gauche plurielle » qui est pour Céline le summum de l’hypocrisie, mille fois pires que celle des curés et de leur paradis après la mort. En effet, promettre à la populace un monde meilleur du vivant de l’homme, développer un humanisme bellâtre à l’intérieur d’un système où l’injustice et le mensonge en sont les fondements, constitue pour lui une absurdité supplémentaire, une insulte à l’intelligence.


Le Livre des révélations et se poursuit avec « Mort à crédit », puis les pamphlets où Céline traverse assurément une sorte de crise mystique. En effet, par sa conception du juif, il tente de concevoir l’humanité dans sa matière originelle. Depuis Saint-Paul, le juif représente le « modèle du mal incarné » et Céline va au bout de cette logique pour tenter de démontrer que nous sommes tous des juifs et dotés de cet « esprit juif ». D’ailleurs, il a toujours affirmé qu’il n’avait rien contre les juifs, mais contre « l’esprit juif », la conception chrétienne du mal.


D’ailleurs, dans ses pamphlets, pas un n’échappe à la vindicte, que l’on cherche, dans « Bagatelles pour un massacre » s’il y a une personne qui obtient grâce à ses yeux, qui transcende l’ordurerie, sinon cette vieille dame, sa logeuse lors de son voyage à Saint-Pétersbourg qui joue du piano en cachette des autorités communistes? Elle est peut-être même juive, cette dame, qui sait? Le « juif » de Céline représente ce qu’il y a de pire en l’homme et que chacun porte en soi. Alors, si racisme il y a, c’est envers lui-même et ceux de sa propre race.


Passons sur « Guignol’s band » et surtout sur Féérie présageant une fin du monde annoncée. C’est avec la trilogie allemande et sa mort que le siècle de Céline se referme sur la littérature. Un peu court peut-être, même pas 30 ans de 1932 à 1961 pour incarner un siècle aussi agité?


Effectivement, Céline est mort trop tôt, il avait encore beaucoup à raconter afin de boucler définitivement son parcours et se débarrasser de cette humanité qui s’est trop souvent reconnue dans son écriture. Il avait bien compris que l’objet de la haine à son endroit ne provenait des pamphlets, mais bien du « Voyage… ». Encore une dizaine d’années supplémentaires pour raconter sa prison, son exil et surtout son retour et sa mise à l’index, le complot du silence, sa négation en tant qu’écrivain et la condamnation à l’oubli.


Qui donc, aujourd’hui, peut se permettre d’écrire en toute liberté, comme Céline l’a fait entre 1932 et 1961? Aujourd’hui où le moindre propos hors normes peut conduire à l’exil social et à la mise à l’index si le fautif n’a pas de regrets, d’excuses et la promesse de ne pas recommencer. Ça ressemble drôlement aux séances d’autocritiques du bon vieux temps où le communisme construisait l’homme nouveau.


Dire ce qui doit être dit est la seule responsabilité de l’écrivain et peu importe les conséquences, la liberté est à ce prix. À ce titre, Céline est le dernier écrivain libre, insoumis et visionnaire.


Pierre Lalanne