vendredi 18 décembre 2009

Louis-Ferdinand Céline et les idées

«… j’ai pas d’idées moi! Aucune! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées! les bibliothèques en sont pleines! et les terrasses des cafés!... tous les impuissants regorgent d’idées!... et les philosophes!... c’est leur industrie les idées!.. ils esbrouffent la jeunesse avec! ils la maquereautent!... la jeunesse est prête vous le savez à avaler n’importe quoi… à trouver tout : formidââââble! S’ils l’ont commode donc les maquereaux! Le temps passionné de la jeunesse passe à bander et à se gargariser d’«idéaas»!... de philosophie, pour mieux dire!... oui, de philosophie, Monsieur! la jeunesse aime l’imposture comme les chiens aiment les bouts de bois, soi-disant os, qu’on leur balance, qu’ils courent après! Ils se précipitent, ils aboyent, ils perdent leur temps, c’est le principal!... aussi, voyez tous les farceurs pas arrêter de faire joujou avec la jeunesse… de lui lancer plein de bouts de bois creux, philosophiques… si elle s’époumone la jeunesse!... et si elle biche!... qu’elle est reconnaissante!... ils savent ce qu’il lui faut, les maquereaux! des idéâs!... et encore plus d’idéâs! des synthèses! et des mutations cérébrales!... au porto! au porto toujours! logistique! formidââââble!... plus que c’est creux, plus que la jeunesse avale tout! bouffe tout! Tout ce qu’elle trouve dans les bouts de bois creux… idéââs… joujoux!»...«Entretiens avec le professeur Y» Gallimard (p.19-20).


Pourtant, les idées ne manquent pas chez Céline, elles foisonnent aux files des pages, explosent de trouvailles, de merveilles, de perles, joyaux d’entourloupes et de tempêtes fulgurantes de mots et d’images; le souffle et les enchainements font rire, pleurer et, surtout, comme ça, au détour d'une expression, réfléchir. S’interroger, juste ce qu’il faut pour laisser se dessiner un sourire, tout léger. Une hésitation qui peut éclater tel un éblouissement… Après tout, c’est peut-être vrai, que «le monde n’est qu'une immense entreprise à se foutre du monde».


La subtilité dans la démesure, son message, d’apparence grossière pour certains, primaire et vulgaire pour d’autres, s’impose bien davantage que les savantes idées décortiquées, énoncées et expliquées par des spécialistes chevronnés, diplômés et imbus de certitudes métaphysiques, les gardiens de nos «valeurs universelles». Ces penseurs représentent un vaste savoir qui, par définition, se doit d’être inaccessible aux communs que nous sommes, occupés à gagner notre pitance. Cela leur permet d’alimenter leurs machines à idées destinées à nous rassurer sur notre sort tout en s’assurant de leur utilité; raison, sagesse et lumière vont de pair et tant pis pour celui qui n’a pas les moyens de ses ambitions… que le meilleur file avec la caisse.


Prenons l’idée de liberté…Ah! La belle idéâââ! Millénaires, depuis la nuit des temps qu’elle nous tarabuste, nous fait rêver! Idée insaisissable, chantée en vers et en prose en hommage aux milliers de libérateurs, dictateurs et illustres fondateurs de nos démocraties modernes; aboutissement difficile après tant de peines, de luttes, à la sueur des sacrifices et des révolutions pour aboutir à cette grande finalité qui est la nôtre. Quotidiennement, la liberté sur grand écran, tellement insipide et veule qu’elle écœure… Tant et tant d’efforts pour en arriver là.


Paradoxalement, la liberté est une idée dangereuse qui peut devenir vite incontrôlable. Il est alors nécessaire de la limiter, de la restreindre, de l’encadrer pour mieux s’en repaître et s’illusionner de vivre dans le meilleur des mondes. Il importe donc de la façonner en modèle idéal, mais pratique, bien adapté aux conditions réelles de la société, car, le danger de dérapage est toujours présent. L’immonde! La bête qui attend, toujours tapie, nous guette, nous pourchasse, nous détourne de nos véritables valeurs et menace nos institutions.


Alors, à la rescousse, les intellectuels s’activent, bouillonnent d’idées sur la nécessité de nous protéger contre nos excès, nous mettre en garde contre nos propres abus, l’ivresse et la folie d’une liberté mal tenue, la désorganisation des sens qui mène tout droit à l’anarchie. L’idée de base, sublime, est de réglementer la liberté, la légiférer, l’enchainer afin que cette belle et grande idéâââ demeure figée à jamais momifiée dans les chartes, les constitutions, les principes et les déclarations d’autosatisfaction. Pour être encore plus définitif, louangeons ses bienfaits dans les églises construites à sa gloire et à ceux par qui est sortie l’étincelle…


Et pourtant, combien sont vraiment dupes devant tout ce tape-à-l'œil?


À preuve de toute la fragilité de cette mascarade, c’est que les gardiens, les polisseurs d’idées sont toujours un peu inquiets lorsqu’un illuminé comme Céline s’interroge et perce l’opacité de leurs discours, démontre le vide de leur argumentation, que cette liberté que l’on s’acharne à glorifier par tous les moyens n’est que du bourre mou et sent la putréfaction de ceux qui sont morts en leur nom.


Pour Céline, du haut de leur chaire, ces maquereaux ressemblent tous à de tristes curés, cols blancs grands ouverts pour faire décontracte, soutane de prix et amis bien placés, preuve que les bonnes idées paient toujours. Du haut de leurs relations, ils imposent la vision de leur monde idéal; visions de liberté, des droits, de l’homme et de la marchandise; les droits d’auteurs, les droits de culte, les droits des uns et des autres qui finissent par s’annuler pour devenir une magnifique et superbe dictature du vide et de l’insignifiance.


Dernière en liste, l’idée magique qui chapeaute définitivement l’idée de liberté : l’éthique, le retour d’un vieux et merveilleux concept, marque déposée des intellectuels à la mode qui leur permet d’arrondir leurs fins de mois. Imaginons un moment le plaisir de Céline à nous causer de l’éthique dans nos sociétés parvenues enfin aux frontières de la perfection…


Convenons donc avec Céline, que l’organisation des idées sert essentiellement à maintenir les privilèges d’un groupe au détriment d’un autre ou de plusieurs en même temps.


Parfois, lorsqu’une idée persiste trop longtemps, il peut se produire un grand chambardement. Nous assistons alors à la mise en place d’un nouveau pouvoir qui s’activera à étouffer les nouvelles idées alors en vigueur pour finalement atteindre exactement le même résultat qu’auparavant. Les idées se transforment, mais l’homme reste le même, ordure intégrale.


Des modes, les idées vont et viennent et se répètent, s’imposent, durent un moment, se tarissent par lassitude et, un bon jour, reviennent d’on ne sait où… Une déferlante, puissante et dévastatrice qui emporte toutes les anciennes idées. Au point où l’on se demande comment on n’y a pas songé avant. L’image du bout de bois, dans le texte de Céline, ramène dans sa juste perspective l’ensemble du phénomène… Nous courrons tous après le premier venu qui saura nous vendre ce que nous croyons être l’idée du bonheur.


Alors, mourir pour ses idées… le pas est vite franchi; quoi de plus grandiose que d’offrir sa vie à la réalisation d’une idée?… Les Dieux, le Roi, la Patrie, la Liberté, la Révolution, la République, l’Écologie, mille Valeurs, mille misères si chères à l’humanité progressiste, qu’il importe d’en porter aussitôt la bonne nouvelle chez les voisins.


Fatalement, la guerre est vite devenue une grande idée qui s’accroche depuis toujours, la plus belle en fait, noble, elle assure la communication des idées. Elle s’impose d’elle-même afin d’assurer la paix aux hommes de bonne volonté; les armes, l’uniforme; la beauté des défilés constitue habituellement le meilleur moyen de convaincre les septiques que nos idées sont les meilleures. D’ailleurs, Céline y a consacré la totalité de son œuvre et magistralement décodé l’imposture de ce grand mensonge.


Une belle idée, ce mensonge de la «der des ders» celui de 14-18, est vite devenue, en 39-45, «plus jamais ça» ou quelque chose d’approchant. Peu importe, la raison qui sous-tend l’exercice, le résultat reste le même, des monceaux de cadavres et de gravats à plus savoir comment s’en débarrasser. Tuez! Massacrez! Mentez! Justifiez! Il en restera toujours quelque chose de positif, foisonnement d’où en ressortira de nouvelles et grandes idéâââs.


«Mois après mois, c’est sa nature, le paumé gratis il expie sur le chevalet «Pro Deo», sa naissance infâme, ligoté bien étroitement avec son livret militaire, son bulletin de vote, sa face d’enflure. Tantôt, c’est la guerre! C’est la paix! C’est la reguerre! Le triomphe! C’est le grand désastre! Ça change rien au fond! Il est marron dans tous les retours. C’est lui le paillasse de tout l’univers… il donnerait sa place à personne, il trétille que pour les bourreaux. Toujours à la disposition de tous les fumiers de la planète!» (Guignol’s band l, la Pléiade t.3 p.97)


Céline dénonce ces faiseurs d’idées, vendeurs de rêves, ces charlatans qui, au nom de la philosophie, tentent de nous convaincre qu’ils entretiennent la seule Vérité possible. Ils détiennent le secret de leur bonheur. Ils obligent le bon peuple à s’embarquer dans leur galère et à ramer en cadence, parce que là-bas, se trouve une terre promise, la seule direction possible, une île merveilleuse, l’Eldorado…«La vie devient plus belle camarades, la vie devient meilleure», disait le Petit père des peuples… Belle, idée, ma foi qui, selon Soljenitsyne a coûté pas loin de 70 millions de morts…


Dans ces «Entretiens avec le professeur Y», écrit au milieu des années 50, Céline vise directement Sartre, l’incubateur à idées nouvelles; Sartre qui sera bientôt à l’apogée de sa gloire, accueilli telle une vedette rock partout où il passe. C’est lui qui endoctrine la «jeunesse» en lui lançant des bouts de bois que chacun rapporte en chien fidèle, espérant être aux premières loges pour le nécessaire changement de garde. En accusant Céline d’avoir été acheté par les nazis, Sartre aura la merveilleuse faculté de réussir à passer pour un défenseur de la justice et de la liberté tout en se jetant dans les bras de la dictature communiste.


Alors, des maquereaux, les intellectuels? Des imposteurs à la solde des véritables détenteurs du pouvoir qui collaborent allègrement, couchant dans le même lit pour une gigantesque partouze aux frais de la populace? Pourquoi en douter? Les faits sont là, indéniables, mais ne jetons pas la pierre au ténia pour autant… Ni pire ni meilleur que les anciens, que ceux qui trônent aussi de nos jours, il n’est qu’un minuscule rouage de l’engrange dans lequel nous tournons et tournons jusqu’au trépas, la seule Vérité.


Sauf que nous devons rendre justice à Céline…


De Hitler à Staline en passant par de Gaule ou bien de Chavez à Obama en s’attardant à Mitterrand, les philosophes flattent un ou l’autre des camps en entretenant l’illusion du bien commun, pendant ce temps, les marchands de canons brassent des affaires et assurent notre avenir.


Pierre Lalanne

lundi 7 décembre 2009

Céline et les têtes molles


Céline et les têtes molles

Pierre Monnier

Le Bulletin célinien, 1998


«…si j’écris, c’est pour donner de Céline une image en tout point différente, absolument contradictoire aux analyses, exégèses, affirmations, fantasmes et divagations des spécialistes, pour lesquels il n’existe aucun critère intellectuel et moral autre que la référence au racisme et à l’antisémitisme. C’est parce que moi, qui ne suis pas un intellectuel, mais simplement un lecteur sérieux et un observateur appliqué de l’évènement, j’ai lu Céline dès 1932, quand parut le Voyage et parce que, depuis lors, je l’ai toujours lu sans rien laisser passer, tout en regardant autour de moi et en détectant l’immonde coalition d’intérêts qui tendait à déchaîner le massacre des jeunes français. Jamais colère ne fut plus justifié que celle de Ferdinand.» (p.63-64)


L’histoire de Pierre Monnier et de Louis-Ferdinand Céline est le résultat d’une amitié singulière, d’une solidarité profonde et indéfectible. Relation basée sur un engagement inconditionnel d’une rare sincérité et qui, au départ, découle du remboursement d’une sorte de dette morale de Monnier envers l’écrivain, mais qui se transforme, au fil du temps, en une belle complicité… À la vie! À la mort! Il ressort de son action, un exemple de droiture, de conviction et de désintéressement.


Un véritable homme d’honneur…


Monnier a d’abord connu Céline par son écriture aussitôt convaincu de la sincérité absolue l’écrivain; pacifiste, il ne s’attache à aucune idéologie, sinon qu’il est incapable de demeurer insensible devant celui qui souffre; celui qui, inévitablement, paie la note de la connerie humaine. Pour Monnier, Céline s'acharne à défendre le faible, celui qui écope face à la folie des maîtres, pourvoyeurs de chair fraiche pour les fossoyeurs et les marchands de canons. Malgré le déferlement hystérique de l’avant-guerre, Céline ne bronche pas. Il reste un des rares à persister et à dénoncer les va-t-en-guerre, les comploteurs détenteurs du pouvoir contre la montée en force d’une nouvelle Allemagne cherchant à prendre un peu de place parmi les grands.


Sa perception de Céline est limpide et sans complexes, pour Monnier, les pamphlets ne sont pas racistes, ne dénoncent pas le Juif, mais les lobbys qui poussent les États dans un nouveau conflit aussi dévastateur que celui de 14-18… «Pour bien rigoler dans les tranchées» titre la bande-annonce de «Bagatelle pour un massacre». Le sentiment de Monnier d’alors reflète la peur générale de ceux qui devront affronter la déferlante nazie. Céline savait la guerre proche et hurlait sa terreur; en 1940, Monnier allait également connaître la terrible efficacité technologique de la Grande faucheuse et tâter dur, le champ de bataille :


«Moi, je n’avais rien demandé, mais j’étais là devant les panzersdivisionen, et j’ai failli être bousillé… La débâcle… le massacre… les beaux draps… soit!» (Céline et les têtes molles p.50)


Ce sont pour ces raisons que plus tard, il n’a pas hésité en voyant l’écrivain poursuivi jusqu’au Danemark, emprisonné, fragile, méprisé, isolé et, finalement, détenu en «résidence surveillée» sous menace d’expulsion avec l’article 75 au cul. Monnier a ressenti profondément l’injustice faite au plus grand écrivain du siècle, et ce, dans ses convictions les plus sensibles. Seul contre tous, il a donc décidé de l’aider à tout prix, tout comme Céline s’est débattu pour porter la voix de ceux qui refusaient la guerre.


Il n’a jamais hésité à bousculer, déranger, solliciter pour que la France reconnaisse en Céline l’artiste et le patriote. Dans «Ferdinand Furieux», à travers une riche correspondance, Monnier raconte cette aventure merveilleuse d’une rencontre unique et le développement d’une amitié qui n’a cessé de s’épanouir jusqu’à la mort du premier.


Que pouvait représenter pour Céline ce garçon si enthousiasme et un peu naïf, prêt à combattre les moulins à vent pour que triomphe la vérité et la justice? On sait la méfiance de Céline envers les hommes en générales et même envers ses plus vieux amis, mais, dans ses lettres à Monnier, à part le découragement favorisé par l’isolement et l’exaspération pour une situation littéraire et juridique des plus incertaines, on sent de la part de Céline un vif sentiment pour cet homme dévoué qui, avec si peu de moyens, remue ciel et terre, bouscule l’indifférence et le silence. Monnier représente une bouée pour Céline, un vent frais venu de France qui l’atteint sur les côtes de la Baltique.


On peut dire que le vieil ours de Korsør s’est laissé lentement apprivoiser par le jeune renard, mais parce que Monnier n’attendait rien en retour… Il désirait seulement rendre à Céline ce que ce dernier lui avait déjà offert gratuitement par l’entremise de ses livres : la dignité et le droit de penser par soi-même; le droit au refus…


Avec la parution de «Ferdinand Furieux» en 1979, l’on constate que cette amitié va bien au-delà de la mort de l’écrivain. Monnier demeure un chien de garde, car, parvenu au seuil de sa propre vie, il revient en 1998 avec l’opuscule «Céline et les têtes molles» pour prendre de nouveau sa défense contre une autre offensive de dénigrement.


Le milieu des années 90 marque la réédition de «Céline en chemise brune» de Kaminski, publié une première fois en 1938; puis la publication de deux autres petits ouvrages sommes toutes assez insignifiant : «L’art de Céline et son temps» de Michel Bounan et «Contre Céline» de Jean-Pierre Martin. Insignifiant parce que, encore une fois, ces auteurs se limitent bêtement à associer Céline au nazisme, au racisme et à l’antisémitisme. Pierre Monnier reprend son bâton du pèlerin, dénonce, explique encore et encore le contexte et les circonstances, les détails de l’histoire que l’on s’efforce d’ignorer volontairement et banaliser, demeure la bêtise et la mauvaise foi. Monnier ne craint pas d’étayer sa perception crue de la réalité sur les véritables causes et elle en vaut bien d’autres :


«Sur les décision criminogènes du traité de Versailles, rien, pas une ligne; sur le sabotage du pacte à quatre, sur la déclaration de guerre en 1939, sans la convocation constitutionnelle du Parlement, sur le désastre qui a suivi, le malheur et la misère du peuple, rien pas une ligne; sur le mépris du pouvoir britannique et de Churchill pour les français voués au sacrifice, rien pas une ligne; sur les activités des financiers et des capitalistes anglo-saxons qui ont choisi le partage du monde avec Staline et les communistes plutôt que la paix avec l’Allemagne et l’Italie, rien, pas un mot, pas une ligne; sur les bombardements aveugles des villes de France et les dizaines milliers de victimes… rien pas une ligne; sur tout ce qui a motivé la colère de Céline, rien, pas un mot, pas une ligne» (p.23-24).


Rien de bien nouveau dans le débat, sinon la constante satisfaite des intellectuels, qui se limitent toujours à la même face d’une médaille polie par l’usure. Cela est d’autant plus vrai que nous pouvons établir régulièrement des parallèles avec la propagande d’aujourd’hui. Pensons à cette série culte sur la Seconde Guerre mondiale «Apocalypse», encensée par les médias, mais, explique-t-on, dans cette série du siècle aux belles images de destructions numérisées, les causes profondes du conflit? Le traité honteux de Versailles, le mépris, la haine entretenue contre l’ennemi héréditaire, la désorganisation totale du pays, le chaos, la crise mondiale du capitalisme, la guerre civile et, enfin, l’arrivée de Hitler reconnu comme un sauveur et cet immense espoir suscité par sa prise du pouvoir. Avec Hitler, l’Allemagne retrouvait une fierté nationale et l’Empire britannique ne pouvait que se rebiffer devant ses intérêts menacés.


De tout ça… Rien, pas un mot, pas une ligne… La question générale de la responsabilité n’est jamais posée de manière fondamentale, pour le public, le sujet est évité et pour cause… Tout doit être simple : Hitler, une légende noire, un démon, un antéchrist sortis tout droit de l’enfer, qui envoûte les masses dépassées et fragilisées et rend l’homme semblable à la bête. Voilà, tout est dit, l’incarnation du mal…


La diabolisation de l’Irakien Saddam, honteusement exécuté par ses anciens amis, répond exactement au même type de lavage de la mémoire collective, à cette logique implacable de la banalisation de l’histoire…côté des bons et côté des méchants… imposition d’une morale à sens unique où un massacre peut fort bien en justifier un autre à la condition qu’il se trouve du bon côté des choses.


Pierre Monnier n’est surtout pas dupe et le renouvellement des critiques envers Céline est prétexte à réitérer son admiration envers l’écrivain qui ne s’est jamais dérobé devant la connerie universelle … Il réaffirme que rien ne justifie le casse-pipe… Qu’il n’y a pas de haine en Céline, ni de dualité, mais de la colère, uniquement de la colère et de la rébellion :


«Céline n’est pas, n’a jamais été double. L’écrivain, le grand écrivain, est unique et simple. L’image d’un auteur, qui serait aussi un personnage de haine et de ressentiment est une sottise. Il n’y a pas dans Céline un romancier, créateur, poète, raconteur d’histoires et pétri d’émotion, doublé d’un salaud qui serait biologiquement partisan de la domination de certaines races sur les autres antisémite.


Il n’y a qu’un homme, doué d’un regard pénétrant, observateur impitoyable, hypersensible et frémissant, dont toute la vie a été tendue par l’irrésistible besoin de l’écriture… Qu’il s’agisse de raconter la mort du troufion sur le bord du fossé… la tendresse de la prostitué… les intrigues et entourloupes des vicieux de la puissance dominatrice qui ne dit pas son nom… la promenade dans les jardins de Sigmaringen, les affres du passager qui vomit et se vide sur le pont d’un bateau, les imprécations contre le tortueux qui préparent, à l’abri des plus nobles considérations morales, le massacre du petit paysan… (p.69-70)


Monnier vise tellement juste, Céline, c’est tout ça et seulement ça, de l’extrême colère des pamphlets à l’extrême tendresse de ses romans… la simplicité, la douceur et son impuissance devant la douleur des hommes et des animaux. Pour voir, pour sentir et pour illustrer ce que Monnier cherche à montrer et que jamais les dénigreurs de la prose célinienne n’osent aborder, revisitons ce texte sublime de la mort de Bessy la chienne ramené du Danemark :


"Je peux dire que je l'ai bien aimée, avec ses folles escapades, je l'aurais pas donnée pour tout l'or du monde... pas plus que Bébert, pourtant le pire hargneux griffe déchireur, un tigre!... mais bien affectueux, ses moments... et terriblement attaché! j'ai vu à travers l'Allemagne... fidélité de fauve...


A Meudon, Bessy, je le voyais, regrettait le Danemark... rien à fuguer à Meudon!... pas une biche!... peut-être un lapin?... peut-être!... je l'ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud... qu'elle poulope un peu... elle a reniflé... zigzagué... elle est revenue presque tout de suite... deux minutes... rien à pister dans le bois de Saint-Cloud!... elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste... c'était la chienne très robuste!... on l'avait eue très malheureuse, là-haut... vraiment la vie très atroce... des froids -25°... et sans niche!... pas pendant des jours... des mois!... des années!... la Baltique prise..


Tout d'un coup, avec nous, très bien!... on lui passait tout!... elle mangeait comme nous!... elle foutait le camp... elle revenait... jamais un reproche... pour ainsi dire dans nos assiettes elle mangeait... plus le monde nous a fait de misères plus il a fallu qu'on la gâte... elle a été!... mais elle a souffert pour mourir... je voulais pas du tout la piquer... lui faire même un petit peu de morphine... elle aurait eu peur de la seringue... je lui avait jamais fait peur... je l'ai eue, au plus mal, bien quinze jours... oh, elle se plaignait pas, mais je voyais... elle avait plus de force... elle couchait à côté de mon lit... un moment, le matin, elle a voulu aller dehors... je voulais l'allonger sur la paille... juste après l'aube... elle voulait pas comme je l'allongeais... elle a pas voulu... elle voulait être un autre endroit... du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux... elle s'est allongée joliment... elle a commencé à râler... c'était la fin... on me l'avait dit, je le croyais pas... mais c'était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d'où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord... la chienne bien fidèle d'une façon, fidèle au bois où elle fuguait, Korsør, là-haut... fidèle aussi à la vie atroce... les bois de Meudon lui disaient rien... elle est morte sur deux... trois petits râles... oh, très discrets... sans du tout se plaindre... ainsi dire... et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue... mais sur le côté, abattue, finie... le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d'où elle venait, où elle avait souffert... Dieu sait!...


Oh, j'ai vu bien des agonies... ici... là... partout... mais de loin pas des si belles, discrètes... fidèles... ce qui nuit dans l'agonie des hommes c'est le tralala... l'homme est toujours quand même en scène... le plus simple… (D'un château l'autre) 1957.


Comment ne pas s’émouvoir?… Comment ne pas pleurer devant cette mort si digne et oser cracher sur un poète de cette trempe?… Songer même une seconde que nous sommes en présence de la pire ordure de l’histoire de l’humanité, prêt à expédier ses semblables à la fosse commune à la première occasion est une ignominie…


«Pendant ce temps, les gens sérieux fouillent Nord , d’un château l’autre et Rigodon, pour détecter quelques mots compromettants du genre «bougnoule» ou «youpin» qui permettront d’étayer le procès» (p,71)


En réalité, avec Céline et ses contradicteurs, nous en sommes toujours exactement au même point… Nous en avons encore pour cent ans, les articles publiés autour de la parution d’un choix de lettre à la Pléiade, le démontrent, le procès n’est pas équitable, les dés sont pipés et les juges corrompus.


Nous devons un immense respect pour la sensibilité et la persévérance de Pierre Monnier qui va bien plus loin dans la compréhension de Céline, que les savantes analyses objectives d’experts qui cherchent à fixer l’écrivain à l’intérieur d’une multitude de concepts inextricables et contradictoires; une glue de théories moralisatrices et de jugements lapidaires. Céline reste au-dessus des raisons d’État et de l’agitation des salles de rédaction ou des laboratoires de sciences sociales.


Céline, il suffit de le lire avec ses tripes et le reste vient tout seul…Cela, Pierre Monier l'a parfaitement compris.


Pierre Lalanne

samedi 21 novembre 2009

La damnation de Louis-Ferdinand Céline

«Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.» (Mort à crédit, p.12)


Préméditée, la damnation de Louis-Ferdinand? Voulu, désiré, préparé et entretenu soigneusement tout au long de sa vie, intégrée au processus de création pour que, jamais, il ne laisse indifférent?


Jusqu’à l’aboutissement, les dernières années, cette image forte du renégat qui s’offre gratuitement à la galerie pour l’amusement du bon peuple; l’ermite déglingué et brisé par le malheur, comme pour intensifier cette rupture définitive entre les parvenus de l’après-guerre imbus de leur « victoire » et le vaincu indésirable, de retour d’exil; instable, courbé, fragile, mal rasé, cheveux trop longs, habillés de loques, hargneux, le regard acerbe, isolé du monde extérieur entouré de murs et une meute de chiens enragés, même son perroquet semble dressé pour se débarrasser des importuns qui oseraient s’aventurer jusqu’à lui.


Théâtral, il se montre aussi en humilié et faussement docile devant le troupeau bêlant, amplifie son expression de maudit, celle que l’on désire voir de lui, un être répugnant; ours mal léché il provoque les journalistes, en rajoute, affirme qu’avec la mort de Léautaud, il est le nouveau clown de la littérature française… Tous ces gens ne soupçonnent même pas que Céline se plait de leur jeu, se modèle à leurs jugements en devenant leur propre miroir, reflétant leurs mensonges, les rassurant dans leurs certitudes de bon goût.


En fait, Céline constitue le seul témoin mystique du XXe siècle; l’écrivain illuminé, véritable starets inspiré, qui prépare soigneusement ses futures prophéties dans le silence de sa caverne de Meudon; Céline forgeant sa légende dorée… inversée. Céline plongeant dans les ténèbres du temps. Céline faisant pacte avec le diable.


Comment ne pas être maudit?


Il représente, dans son sens le plus noble, le portrait idéal d’un libertin du XVle siècle, libre-penseur transposé dans un XXe d’obscurité; aucune attache, aucun parti, aucune idéologie, aucune école, la présence d’un homme aussi libre, ne peut que déranger et, finalement, rejeté par l’ensemble, le bon droit. La liberté n’est pas un concept bellâtre qui s’exprime sous une forme sartrienne, totalitaire et uniforme, mais qui explose au dessus du marécage en balayant l’hypocrisie ambiante.


Céline s’est peut-être laissé surprendre par le mirage que pouvait encore offrir à l’époque, la fonction supérieure de l’écrivain qui, pensa-t-il, le protégerait de la meute réactionnaire? Pourtant, il savait fort que la France n’a jamais été tendre envers ces écrivains qui ne s’intègrent pas dans le combat séculaire entre le bien et le mal. Pour Céline, le bien et le mal n’existent pas, les fondements spirituels de la nature humaine sont basés uniquement sur le mensonge, l’humanisme, les religions, le matérialisme ne sont que des moyens d’assouvir la domination des uns sur tous les autres.


Dès « Voyage au bout de la nuit », il s’est engagé volontairement dans cette voie. A-t-il plongé consciemment, en sachant le prix qu’il aurait à payer ou bien, il a simplement pressenti le destin en se laissant entraîner à la fois par son propre flot et par celui de l’Histoire? L’œuvre de Céline est portée par un triple alignement de circonstances qui ont agi en concordance; sa vison et sa sensibilité au monde, la conjoncture sociopolitique de son temps et son génie littéraire.


Comment une telle fusion ne pouvait-elle pas provoquer des explosions en chaîne faisant osciller les colonnes du temple. « Féérie pour une autre fois » aurait pu en constituer la finalité, l’expression de la fin d’un monde, mais le roman en est seulement le point culminant, l’affrontement des puissances du ciel forçant les hommes en s’enfoncer dans les ténèbres, une lente descente aux enfers qui se prolonge dans une interminable déroute.


Certes, « Voyage au bout de la nuit » demeure le livre phare, celui qui entraine à sa suite tous les autres; celui par lequel Céline soulève le couvercle de nos certitudes, entrouvre le panier de crabes, le premier jalon du style célinien est alors posé, le point de référence, l’incontournable, celui qui annonce le long chemin de la perfection.


Paradoxalement, « Voyage »est aussi celui qui repousse tous les autres livres. Le Céline acceptable, celui que l’on lit encore, avec « Mort à crédit ». Les pamphlets, tout le monde connaît, mais ils demeurent à semi-interdit, inaccessibles et hors de prix.


Plus personne ne lit « Guignol’s bands » et encore moins les « Fééries » dont la réputation de livres ratés, est profondément ancrée dans les esprits. Également ignorée, la tribologie allemande et, pourtant, quelle saga fantastique, épopée, chroniques d’une catastrophe apocalyptique. Les films hollywoodiens d’aujourd’hui aux effets spéciaux de destructions planétaires ne sont absolument rien à comparer à la réalité, à cette Allemagne désarticulée, chaotique, écrasée sous les bombes alliées, mais qui s’acharne à maintenir la tête hors de l’eau attendant la fin avec une hauteur dérangeante.


Officiellement, la damnation de Céline passe par ses pamphlets, la pointe de l’hérésie, l’incontestabilité de l’acte d’accusation, les livres qui avalent tous les autres. Pourtant, Céline a compris que les pamphlets constituent le prétexte au bannissement et masque un crime d’autant plus grave. Dès « Voyage », Céline a contesté le dogme de l’Homme, sa supériorité sur le reste du monde avec le droit d’inventer des Dieux et d’imposer des morales selon ses intérêts de pouvoir.


Pire, Céline ne s’est jamais plié aux vérités judéo-chrétiens de la confession, il n’a jamais expié ses fautes et pire encore, ne s’en est jamais excusé, affirmant même que personne ne lui a prouvé qu’il avait tort, mais tort à propos de quoi?


La réalité va au-delà de la question « politique », et on peut fort bien comprendre que la gauche a été éblouie par « Voyage au bout de la nuit », y voyant un allié à endoctriner, mais très peu ont compris que Céline allait beaucoup plus loin qu’une nécessité de changement de régime… une classe en remplace une autre et la nature humaine reprend ses droits. En fait, Céline dénonçait le premier responsable de l’exploitation de l’homme, l’homme lui-même. C’est bien pour cette raison, qu’il a affirmé se considérer comme le seul et véritable communiste de son temps.


Céline s’est damné en s’attaquant aux fondements de l’homme, bousculant le verbe, le remodelant afin de s’emparer du souffle divin. L’art des mots constituait l’unique possibilité de, peut-être, sauver l’homme de sa médiocrité où s'enfonce inexorablement. Délibérément, il en a poussé les limites jusqu’aux dernières extrémités; sacrifiant son corps, sa santé, son âme et sa réputation à cette transformation du verbe.


Il n’existe pas de possibilité de salut, le Dieu des Juifs est un usurpateur et son fils fait homme un charlatan. Il conserve tout de même une forme d’espoir, recherche une appartenance qu’il n’a jamais pu identifier avec certitude, revenir aux origines, reconnaître le lieu où l’homme avait emprunté le mauvais croisement et repartir à zéro.


Nostalgique, il croyait en un passé fabuleux, la recherche de «l’outre là», les marques de l’identité, peut-être vers ce Nord mythique, la pureté des racines, la mer, une voie d’avant la christianisation de l’Europe; christianisation qui représente pour lui, la négation de l’homme.


Soupçonnait-il l’impossibilité de la tâche? Certainement! Il ne pouvait pas revenir en arrière et remporter son combat, mais peu importe, il fallait le mener en « mettant sa peau sur la table».


Quel équarrissage on lui fait encore subir!


La damnation éternelle est le prix à payer pour l’expression d’une réelle libre pensée.


Pierre Lalanne

dimanche 1 novembre 2009

Un autre Céline



Un autre Céline,

De la fureur à la féérie.

Deux carnets de prisons.

Henri Godard, Éditions Textuels, Paris 2008


Un beau livre, offert en deux volumes, un rouge et un autre noir, sous coffret avec, en frontispice, un Céline jeune dessiné par Gen Paul, belle facture, photos, facsimilés, textes aérés, présentation soignée. Première impression, une étrange sensation de froidure, un Céline hors du temps, étranger, comme si en cherchant à le percer, à le mettre en perspective avec son époque, il en devient que plus flou, inaccessible.


Certes, n’accusons pas l’auteur de préméditation, qui s’efforce plutôt à le cerner, à tenter de le définir à travers ses goûts, ses influences, Céline en son époque. Démarche essentielle, mais insuffisante parce que trop fragmentaire, trop superficielle, un survol. Tout en tentant de situer Céline, M. Godard ne fait qu’effleurer ce XXe, si lourd à porter... On sent de la retenue, il tient trop à sa neutralité de spécialiste pour laisser filer l’émotion. Les tabous envers Céline sont plus présents que jamais, amplifiés même, mais bon, le second volume rachète le tout!


Premier volume: «De la fureur à la féérie». En fait, une série de petites rubriques abondamment illustrée, iconographie qui fixe le contenu du livre, le lecteur comprend vite ce que l’auteur cherche à montrer. Première fureur : «Coup de force et coup d’éclat». «Voyage au bout de la nuit», bien sûr, la réception par les critiques et l’onde de choc ressenti; un cataclysme autant littéraire que social, une véritable révolution de l’écriture est en marche. C’est en puisant dans les profondeurs de la nature humaine et l’absurdité de la guerre que Céline bouleverse les certitudes et enfonce la littérature dans un coin.


Henri Godard conclut ainsi son premier chapitre :


«Voyage au bout de la nuit, en son temps, a fortement interpellé ces premiers lecteurs, comme le montrent les comptes rendus passionnés qui en ont été donné… polémique… procès… prix Goncourt… Mais, comme toute l’œuvre de Céline, il continue aussi, chose rare, à interpeller ses nouveaux lecteurs. C’est à cette interpellation qu’il doit, en même temps que sa valeur proprement littéraire, de rester aujourd’hui aussi vivant» (p.16)


Second chapitre, seconde rubrique, «La croisade antisémite», bien sûr, toujours une nécessité d’insister sur le caractère inacceptable des écrits pamphlétaires, la tache originelle, les regrets pour un si grand écrivain d’avoir tout gâché. L’auteur en arrive instantanément à l’occupation et à la propagande nazie antisémite, il passe outre sur les raisons séculaires de l’aversion contre les Juifs, profondément ancré dans l’imaginaire et la pensée politique de tout l’occident, et ce, depuis Saint-Paul.


Il aurait été intéressant de situer, de fouiller un peu, mettre en perspective, relativiser le rôle réel de Céline. Pourquoi ne pas parler des écrivains et autres intellectuels ayant aussi trempé dans cette soupe idéologique, histoire qu’à force de montrer Céline comme le modèle parfait de l’antisémitisme, on en a fait un bouc émissaire idéal.


On en revient toujours au même point, le même acharnement, le refus de passer l’éponge sur les horreurs de l’Histoire et, pourtant, ce ne sont pas les exemples d’abominations qui nous manquent pour assouvir nos sentiments humanitaires. Henri Godard insiste sur caractère «insoutenable» des pamphlets et préfère s’emberlificoter les pieds dans des notions de moralités judéo-chrétiennes culpabilisantes, plutôt d’admettre que l’antisémitisme est l’un des fondements essentiels des religions monothéismes issus du judaïsme.


Si l’Histoire n’est pas garante de l’avenir, les massacres, guerres, révolutions et autres génocides en font intrinsèquement partie. L’humanité ne peut faire sans, il faudra bien l’admettre un de ces jours.


Il y a toujours ce côté irritant, propre aux grands spécialistes de Céline, qui refusent de prendre leur objet d’étude dans leur entité. Ils laissent de côté leur «objectivité» et préfèrent se pincer le nez devant celui qui pue en s’excusant d’y trouver du génie. Vitoux également, entretient cette tiédeur molasse ou Almeras, grattant le cadavre jusqu’à l’os, en espérant découvrir dans l’ADN célinien, l’inscription génétique de son antisémitisme…


La nécessité de ce type de livre est d’attester et démontrer que l’écriture Célinienne est, avant tout, délire, transe et débordement. Là, s’engendre la puissance de l’artiste et le distingue de l’ordinaire, de la banalité de la mode. «Féérie…» en est l’exemple le plus accompli, nous retrouvons aussi une partie de cette folie créatrice dans les pamphlets… Comme nous retrouvons la folie créatrice de Sade dans cette violence «insoutenable» d’amas de corps souillés et de cadavres entrelacés…


Le génie créatif atteint son paroxysme en se laissant entrainer par les extrêmes et ces disproportions peuvent prendre différentes formes, passion effrénée, intolérance, autodestruction, suicide, démence… chef-d'œuvre. On ne peut reprocher à Céline cette recherche de l’intensité.


«De la fureur à la féérie» compte neuf autres rubriques, dont le «Paris de Céline», «La danse et les danseuses» «La fascination de la scène» «L’écrivain de la banlieue» «Chansons et art lyrique» «La peinture et les peintres». Elles sont toutes vivantes et pertinentes, mais toujours trop parcellaires. Les pages sur les «Paysages d’élections» demeurent particulièrement belles et sont consacrées à l’importance de l’eau, de la mer, des ports, des navires et de leur mouvement dans cette incontournable légèreté, toujours présente dans l’univers célinien :


«Je suis tenté dès que je vois l’eau… la plus petite raison ça va!… je ferais le tour du bassin des tuileries au moindre prétexte! Dans un verre de montre si j’étais mouche un tout petit peu… n’importe quoi pour naviguer! Je traverse tous les ponts pour des riens… je voudrais que toutes les routes soient des fleuves… C’est l’envoûtement… l’ensorcellerie… c’est le mouvement de l’eau…» (p.67)


Ou encore :


«le charme est trop grand pour moi surtout avec les grands navires… tout ce qui glisse autour… faufile, mousse… les youyous… l’abord sud des Docks… cotres et brigantines au louvoye… amènent… drossent… frisent à la rive… à souple voguent! … c’est la féérie!... on peut le dire!... du ballet!... Ça vous hallucine!... C’est difficile à se détacher… » (p.68)


Le second livre : «Deux carnets de prisons» sont offerts en facsimilé et constitue la véritable raison d’être du coffret. Carnets écrits sur de petits cahiers aux pages préalablement numérotées afin d’éviter que le prisonnier communique directement avec l’extérieur. Chaque nuit, Céline doit remettre les cahiers à ses gardiens, il est facile d’imaginer l’angoisse en se demandant s’il les retrouverait à son réveil.


Ces carnets se veulent avant tout des points de repère, la fuite avec les derniers jours à Paris, Baden-Baden, l’Allemagne, le Danemark, la prison et aussi les personnages croisés, rencontrés, ici et là; les peurs, le découragement, les craintes, la panique de ne jamais revenir et Bébert, toujours présent, en témoin privilégié, comme un porte-bonheur. Pour Godard, Céline organise avant tout la suite de son œuvre, ce qui sera les «Féérie…» «D’un château l’autre» «Nord» et «Rigodon», mais il y a plus, on y sent fortement le besoin de canaliser l’angoisse et l’incompréhension de ce qui lui arrive, un Céline totalement démuni devant la vengeance en gestation.


Juin 1944, avant la fuite, Céline entreprend un dernier tour de piste, photographier dans sa mémoire ces lieux préférés, des visages, quelques amis, les opportunistes, ceux qui lui demandent des dédicaces, des signatures en sachant le prix que cela vaudra après son exécution, petitesse, bassesses ordinaires. Il raconte la dernière rencontre avec sa mère, les rues, Paris, sa ville, le dispensaire, ce qu’on laisse, ce qu’on amène, les menaces, acheter la pommade pour Bébert et surtout cet immense vide devant ce qui s’annonce, on le sent tellement dépassé, impuissant devant le rouleau compresseur qui s’amène, venant autant de l’Est que des plages de Normandie.


Les pages les plus émouvantes sont celles qui précèdent son départ de Paris :


«Ma mère est à moitié aveugle et son cœur cède – elle a trop travaillé, trop souffert – elle n’a pas compris grand-chose – je l’ai bien fait souffrir – elle est tout dévouement et cœur, moi aussi, tout sacrifice, moi aussi – Je suis comme elle mais à présent il faut que je parte – ce sera pour demain – après demain – On reviendra?? Je n’ose pas penser qu’on ne reviendra plus – Je n’ose plus penser raisonnablement – On va laisser tout ainsi comme si on partait en vacance – Inès la femme de ménage est folle aussi de misère – Tout se déchire – je suis trop vieux trop malade pour un tel déchirement – Je n’ai pas voulu moi la guerre – dans mon imbécilité héroïque j’ai pesé par mes livres contribuer à l’éviter et voilà c’est moi maintenant le traitre, le monstre…» (p.53)


Plus loin, juste avant le départ :


« - on pleure tout les deux… Toutes ces lignes là ces rues ces verdures ces toitures la Seine son long sillon – l’Opéra – mon quartier – le temple où j’allais avec ma grand-mère – la République – ce sont les lignes comme d’un visage – maintenant tout hostile tout soudain tourne contre moi… tout cela danse danse dans les larmes… il faut s’en aller abandonner ma ville- … Lucette fait son baluchon - …» (56)


Après Baden-Baden, le style évolue, devient pressé, télégraphique, des mots lancés à toute vitesse, crachés aux vents brûlants des bombardements, fabuleuse traversée du Reich, rapidité qui lui permet de maintenir son rythme, créer les liens, les associations, mais plus tard, lorsque tout sera un peu apaisé. Dans ces rares instants, il donne l’impression de reprendre confiance en l’avenir, que dans sa tête s’écrivent déjà ses livres. Il revit.


À Copenhague, le souvenir est trop proche, l’angoisse de l’ignorance et sa sensibilité redevient, aiguë, les phrases s’allongent sensiblement, attentif, confiné dans sa mansarde d’où il n’ose plus sortir devant la défiance des uns et l’hostilité des autres. La hantise d’être pris. Chaque mot est une bouée, un cri et ce sont les mouvements de foules, la capitulation, l’incertitude et encore la peur, Bébert, Lucette et l’arrestation, éminente, une question de temps. L’enferment, la cellule froide, les cris, la maladie et mesquinerie des geôliers, les menaces d’extradition, livrés à ses bourreaux et l’exécution. Toute l’angoisse est là, à fleur de peau, dans ses mots tremblotants :


«…- Je rentre – Prison – Les gardiens me font signe que je vais être expédié en France pour être fusillé – Cela m’est bien égal – s’ils savaient les imbéciles d’où je sors les horreurs que j’ai traversées – Lucette – le rythme divin si fragile de la danse – les bruits l’ont cassé – oh! C’est le plus grave – pourvu qu’on ne lui brise pas l’âme, le secret de danse et des choses – oh! Cela m’angoisse – j’ai si mal au ventre à la tête partout… - ces plaisanteries sont des plaisanteries de chiens - » (p.106)


Des marques d’espoirs aussi, sur une page des cahiers, coincé dans le texte, le dessin d’un bateau, un trois mats dans le vent. Le même modèle que deux autres dessins, un par l’écolier et l’autre par un homme de 40 ans, plusieurs années d’intervalles, mais même silence devant la naïveté des traits (voir p.79, De la fureur à la féérie), cette importance de la mer. Dans les cahiers, le navire prend une signification particulière, déchirante, le bateau, les voiles déployées dans le vent, représente un puissant symbole de liberté, une quête de l’infini, une fuite éternelle vers l’abime.


À Meudon, sur sa tombe, le même navire, gravé cette fois, plus allongé, stylisé, il file magiquement sur les vagues, aborde «l’outre-là»; c’est vraiment le même bateau, fantôme, qui l’a accompagné de l’enfance à la mort. Sur ce bateau, c’est embarqué la Vérité, l’unique, ils naviguent ensemble, là-bas, plein Nord. Le vrai Nord, l’Atlantique, furieuse, au-delà des îles de Saint-Pierre, de Miquelon, l’Islande et Terre-Neuve, quelque part, dans l’écume blanche des banquises.


Pierre Lalanne